EXTRAITS SUR LA TUQUE … BIOGRAPHIE DE JACQUES BERTIN … FÉLIX LECLERC… LE ROI HEUREUX…

FELIX LECLERC LA TUQUE
JACQUES BERTIN
LE ROI HEUREUX
BIOGRAPHIE
JANVIER 1987,
ÉDITIONS aRLÉA
EXTRAITS
—————
p.8-9
Il sortait et – toute la nation québécoise avec lui – DE L’ENVOÛTEMENT DES VILLAGES IMMOBILES, de la honte du colonisé, de la pauvreté des laissés-pour-compte, du silence des sans-parole où la religion appuie et s’imprime longuement , comme une trace dans la neige et qui demeure. Le mouvement d’épaule pour changer le sac, c’est lui; le mouvement d’épaule pour se dégager du piège, c’est lui. Il a parcouru trois cents ans et 10 millions d’années-lumière et il n’a rien trahi. : Il a toujours célébré son enfance et parlé sans complexe au nom du peuple; il a accompagné les gens d’ici vers ce qu’il appelle «le monde adulte» URBANISATION, ÉMANCIPATION, NATIONALISME. Présent en 1940, il demeure présent en 1985. Rien renié, rien oublié, beaucoup vécu. Un québécois : à la fois timide et parleur, réservé et passionné, humilié et gai. Pas de complexe à part la certitude que les maladresses sont le produit de l’aculturation du colonisé… et la preuve qu’il a raison de se libérer.
Il vient de loin : du Canada. Du vieux Canada français : pas de littérature, pas de lecteurs, pas d’intelligentzia, pas de traditions culturelles, pas de café de flore, pas de Montparnasse, pas de chapelles se bombardant les unes les autres, pas de revues, pas de théâtre, pas d’édition, pas de spectateurs éclairés. Rien que des paysans arrivant en ville un par un avec un silence séculaire dans la tête en plomb. Il fut donc un artiste populaire : du peuple. Il a parlé fier, sans vulgarité. Et l’intelligentzia d’aujourd’hui est bien obligée de le saluer avec respect. Il a su se tenir droit. Les québécois le savent, les français le sentent.
—————-
p.17

1, PLEURE ¸O MAURICIE
«Nous sommes tous nés, frères et sœurs, dans une longue maison de bois à trois étages… » Ainsi Félix commence-t-il lui-même le récit de son enfance.Pieds nus dans l’aube. Une maison bossue et cuite comme un pain de ménage, chaude en dedans et propre comme de la mie.». Tous les québécois sont nés dans cette maison. Et pour les autres, il y a les manuels. Dès 1957, Samuel Baillargeon cite la première page du livre dans son Histoire de la littérature canadienne française à l’usage des élèves du secondaire. Ä se passe à La Tuque, le 2 août 1914.
La Tuque est à peine une ville : Un gros bourg de pionniers en haut de la rivière St-Mauric. 2934 habitants en 1911, 5603 en 1921. C’est un point d’interrogation jeté au milieu de la carte. De Trois-Rivières où le Saint-Maurice se jette dans le Saint-Laurent, la colonisation arrivera-t-elle à joindre le Saguenay et le lac Saint-Jean, à trois cent kilomètres au nord? Entre les deux : La Tuque. Jusqu’au milieu du X1X e siècle, le Canada français, en dehors de la grande région de Montréal se limitait à la vallée du fleuve, sur une largeur n’excédant jamais vingt milles de chaque bord. Au-delà commençait le royaume des castors, des ours, des orignaux, des moustiques, des arbres.
(p.18)… Je vais faire naître – provisoirement- Félix vers 1850, quelque part sur une berge du Saint-Laurent, à cent cinquante kilomètres de La Tuque, Félix en effet vient de là. D’où vient-il?
La conquête de la Mauricie est une épopée. Mais les épopées vues de l’intérieur, n’ont rien d’épique. La ruée vers le nord n’est qu’un long piétinement pénible : sueurs et larmes. Pas de gloire « Durant la iere moitié du X1X siècle, les cadres géographiques du Bas-Canada éclatent. Les terres à proximité du fleuve ne suffisent plus. Bien sûr, jusqu’en 1850, il s’en trouve encore un certain nombre de libres mais on les dit de moins bonne qualité. Il faut donc partir à la conquête de nouveaux milieux naturels.»
En 1850, il n’y a que cinq milles habitants à Trois-Rivières. Le gouvernement encourage les colons. Mais il encourage aussi les grosses entreprises forestières : construction navale et exportation de bois hier, pâte à papier aujourd’hui, l’avenir est dans la forêt mauricienne. MONTEZ VERS LA TUQUE!
Et tandis que les paysans avancent l’épaule dans les arbres, les forestiers jettent la main sur la région.
Les colons d’abord! Les «habitants». Une marée lente comme les années qui, vague lente après vague lente, repousse la forêt.
Le futur habitant vient seul, laissant femme et enfants dans sa paroisse d’origine. Et, toujours aussi seul, il abat des arbres. Une première année est occupée uniquement à la bataille : faire reculer l’horizon. On a trop dit que ce pays était celui des grands espaces. Ce qui frappe plutôt l’étranger, ici, C’EST LA SENSATION D’ENFERMEMENT| La pression des bois qui engloutissent le paysage. Et ne parlons pas de la neige.
(p.19)… A l’automne, entre les souches, il plante de l’orge, du sarrazin, des pommes de terre, après un premier labeur à la pioche. Puis, «quand il a construit sa première demeure, le colon cesse d’habiter chez le voisin et invite son épouse à le rejoindre. Certains hésitent à convier si tôt leur «créature» et préfèrent attendre une autre année
Et des mouches
Et des souches
Et des frousses
À la tonne
Le paradis qu’on dit
Est derrière l’abattis
On le cherche on l’appelle
On travaille comme des bœufs
Et le soir, y a plus rien
Qu’deux étoiles dans les cieux.
—-
Mais il avance, l’habitant, dans cette solitude. Une maison de bois tous les deux cents mètres, le long d’un chemin trop droit, le «rang». Et derrière elle, deux à trois kilomètres de terre, parallèle à celle du voisin : prairie, labour, forêt. De quoi vivre en autarcie complète comme ont fait ses parents depuis le X!!eme siècle. Cela donne, vu du ciel, cet extraordinaire quadrillage qui signale au bon Dieu que le pays existe bien. Cela donne aussi une mentalité d’assiégé PAR LE SILENCE ET LES TRADITIONS. L’habitant est rangé, classé dans sa case, figée dans une pensée quadrillée, elle aussi, sans une ouverture pour rien qui soit moderne ou différent.
(p.20)… Un confluent, une chute d’eau, un passage, voici un village, plutôt une «paroisse», tant le catholicisme tient son monde en main et en langue. Curieux villages sans agglomération qui s’étendent sur des kilomètres de long. L’habitant, bloqué à sa place, ne fréquente guère que ses voisins immédiats. D’ailleurs le système veut que, dans la plupart des cas, il n’ait personne de l’autre côté du chemin. Pour la circulation des idées, cela ne vaut pas le téléphone arabe.
Des églises.t des chemins qui ne mènent nulle part. La route viendra beaucoup plus tard. «En 1887, c’est en barge et en canot que Monseigneur Laflèche fit sa première visite épiscopale dans les petites agglomérations qui avaient pris racine sur les côtes du Saint-Maurice entre les Piles et
La Tuque. (Forêt et société en Mauricie, René Hardy et Normand Séguin, Boréal-Express, Montréal 1984)». Le chemin de fer vers le lac St-Jean sera construit entre 1905 et 1911. La route ne libérera La Tuque qu’en 1925.
J’ai deux montagnes à traverser
Deux rivières à boire
Une ville à faire avant la nuit.
Un détail : LES PAYSANS N’ONT PAS LE DROIT DE COMMERCIALISER LEUR BOIS.
Ils n’ont pas assez de travail pour l’hiver. Ni assez d’argent. Une aubaine pour les compagnies forestières qui vont ainsi s’offrir de la main-d’œuvre bon marché. Voici le deuxième volet de la colonisation : L’EXPLOITATION DE LA FORÊT PAR LES HOMMES ET LES DEUX ENSEMBLE PAR LE CAPITAL.
L’exploitation du bois est aux mains de quelques grandes compagnies. Les concessions sont attribuées selon une procédure bien peu égalitaire. : en 1852, l’État octroie 119 concessions pour 6064 milles carrés. Les deux plus gros entrepreneurs s’en partagent plus de la moitié. Les six premiers, 90%! Dès 1880, les grandes sociétés anonymes imposent leur loi. Anglo-américaine, bien sûr : Glenn Falls, International paper, Union bag. Whitehead, etc…. Que fait Hyacinthe Bellerose? Fainéants de canadiens français!
(p.21) Hyacinthe Bellerose est dans le bois.
Comment naît une nation? La langue ni l’histoire politique ou militaire ne suffisent. Mais UNE COMMUNAUTÉ DE SOUFFRANCE, LE SENTIMENT DE L’INJUSTICE PARTAGÉE ET D’UN EXPLOIT DIGNE DE MOBILISER LES CŒURS. Pouvoir dire : «Mon père a vécu cela.» Et d’autant plus si cela était une grande douleur.
Voici la grande douleur.
« A saint-Stanislas, en 1860, près de 40% des hommes de seize à 45 ans avaient passé l’hiver dans les seuls chantiers de la Mauricie. D’autres s’étaient engagés à l’extérieur de la région (…) Vers l’âge de 16 ans, le temps était venu pour l’adolescent de quitter le foyer et d’aller en forêt. Véritable rituel d’initiation. Vivre pendant 6 mois avec les hommes, peiner jusqu’à la souffrance, éprouver toute sa résistance physique et revenir enfin dans sa communauté avec le sentiment d’être reconnu comme un adulte. Puis, des années durant, à répétition, six mois de MISÈRE MORALE ET D’EXIS VOLONTAIRE de la société formeront les traits d’un type d’homme (Fprêt et société en Mauricie, op.cit)

J’ai deux montagnes à traverser
Deux rivières à boire…
(p.22) C’est une des premières chansons de Félix. Un jeune homme imprégné DE LA LÉGENDE DE LA MAURICIE. Trait dominant de la société québécoise, LE TRAVAIL DANS LES CHANTIERS renplit les chansons du pays. «L’homme est parti pour travailler/ La femme est seule, seule, seule, chante Gilles Vigneault. Georges Dor chantait : « Si tu savais comme on s’ennuie/ à la Manic. » Il s’agissait à s’ennuyer à la construction du barrage. Point commun : l’exil longtemps. Et vous connaissez sans doute cette chanson donnée comme folklorique : «Mon mari est au Rapide Blanc/ Y a des hommes de rien…». Elle fut écrite en 1940 par Oscar Thiffaut. Et si elle a fait un succès, ce n’est pas seulement grâce à ses qualités musicales.
Il faut partir. « Les gens se sentaient parfois déprimés lorsqu’au départ pour un hivernement de cinq ou six mois, il leur fallait quitter femme et enfants. N’était-ce point pathétique? Et quelquefois pitoyable? Alors, pour leur remonter le courage et le moral, M. Baptiste avançait à chacun d’eux une couple de bouteilles de gin ou de whisky. L’effet en était magique à ce qu’on dit» Bon gré, mal gré les voilà à pieds d’œuvre.
Tant que dure la lumière du jour, les bûcherons se battent dans la neige qui rend la circulation et la coupe plus aisées. On attaque les arbres – et la neige, à chaque coup de hache, vous tombe sur la tête, gaiement. On charge d’invraisemblables traînaux (cinquante à soixante billes de trois mètres de long) retenus par deux chevaux invraisemblablement naïfs qu’un invraisemblable audacieux retient sur les pentes. Glissons! On entassera ces troncs sur la rivière gelée, seule voie de communication, été comme hiver. Au printemps, l’eau emportera tout vers les usines, comme une foule ou comme une chanson.
Le soir, les gars se retrouvent dans «le camp». Les logis étaient souvent trop exigus pour loger trente, quarante ou cinquante hommes «cordés» les uns à côté des autres, ne pouvant même pas s’asseoir (sur les lits de la rangée supérieure) le plafond étant trop bas.» «les hommes couchés têtes au mur se réveillaient avec du givre sur les moustaches et dans les cheveux.»
Et je ne vous dirai pas ce qu’ils mangent : c’est caviar et compagnie! Le matin, certains s’en allaient même au boulot avec des fils de champagne givrés dans la barbe!
(p.23) … « Nous ne saurons jamais le nombre de malades, de blessés, voire de morts que ces conditions de vie et de travail ont provoqué car il n’était ni dans l’intérêt des travailleurs, ni de celui des entrepreneurs de le déclarer. Déjà mal rémunérés, les bûcherons ne pouvaient se permettre de perdre une partie de leur salaire pour cause de maladie. Du reste, les défaillances étaient mal vues dans ce petit monde fermé où l’on attachait tant d’importance à la force physique, à la résistance et aux exploits.»
Naturellement, au-dessous d’un certain seuil, il faut bien que l’esprit humain justifie l’inacceptable : Il s’invente une mythologie, il sacralise le combat, il peint la nécessité aux couleurs du défi, IL TRANSFORME LE MALHEUR EN ÉPOPÉE. Il exalte «la force physique, symbole de la masculinité dans cet univers d’hommes. Les champions cités en exemple étaient d’emblée reconnus comme les coqs de la paroisse.»
Les historiens pourront se battre entre eux pour décider si le départ au chantier ÉTAIT UN ESCLAVAGE OU UNE LIBÉRATION? Oui, il y avait de ça aussi. Ces hommes coincés, au village, dans une SOCIÉTÉ ULTRADÉVOTE, où l’on ne pouvait respirer que le parfum de l’encens, étaient bien contents de partir, affirment certains. Et de me raconter la tyrannie des curés, la bigoterie générale et les campagnes antialcooliques. Comment résister? En fuyant! Dans les bois,me dit-on, IL Y AVAIT UNE VIE LIBRE, UNE VIE ENTRE HOMMES, PAS DE CUR.S, DES SAUVAGESSES. Et à boire. C’est vrai. C’est vrai aussi que ces hommes, au village, tout l’hiver, étaient confinés, inutiles, impuissants, réduits à subir.
Et maintenant, afin d’égayer un peu le tableau, je vous offre un entracte amusant. Les draveurs. Au début du siècle, ils seront environ 500 à se produire sur le Saint-Maurice, dans leur si excitant dans leur numéro d’équilibristes. Voici les draveurs! Bravo les draveurs!
(p.24) Ils vont «driver» le bois. Rien de plus simple. Le seul problème qui peut se poser à la compagnie, à part la chute des cours, c’est lorsque le convoi de billes, libéré par le dégel, se coince dans les roches. Les billes se mêlent, s’entassent, un barrage se forme. J’y vais patron! Que fait le pittoresque draveur avec sa ridicule pique en bois, sur la photo? Juché sur l’amoncellement qui me donne la chair de poule, il décoince patiemment les billes une à une. Et si ça ne va pas assez vite,il allume un bâton de dynamite, se protège derrière son doigt et, dès que l’embâcle se défait, d’un seul coup, lorsque tout fout le camp, il fuit le plus vite qu’il peut, sautant d’un tronc à l’autre vers la rive, en tâchant de ne pas être emporté. Bravo le draveur! On ne le voit pas courir sur la photo : le photographe pas fou, s’est tiré avant que la forêt de la Mauricie ne lui roule sur la gueule. Amusant métier! Comme ils ont dû rire.
Vous aussi, vous allez rire : ces gens-là portent des bottes trouées. Exprès. Pour que l’eau s’évacue. Toute la journée des bottes trouées, les pieds dans l’eau. Vite le printemps! Vite le draveur!
A l’angelus du matin
Le chef de gare, le gros Malouin
A dit : les billots sont pris
Qui d’entre nous, avec sa gaffe
Va faire un trou pour qu’ça dégraffe
Celui-là r’viendra pas…
….
Il faut lire ce reportage – car c’est un reportage – que Félix écrit sous forme de deux chansons : MacPherson en 1948 et la Drave en 1954. Pas de poésie : des phrases courtes, de style parlé, des jets de regard, deux feuillets qu’un journaliste envoie aux jeunes gens de 1987 :
(p.25) Ça commence au fond du lac Brûlé
Alentour du 8 ou 12 de mai (…)
Thauvette, Sylvio Morin
Éphée, les deux Mainguy
Sweeny, l’gros Quévillon (..)
On creuse un trou,
À la bonne place
On s’met l’joujou
Dessous la glace
Jambes à son couo
On débarrasse (…)
Mélançon s’est noyé par ici
Il faudrait pas que ça r’commence
Pour arriver au moulin
Au Moulin de Buckingham
Il faut débloquetr la jam (…)
.. Dans sa tête, y a plus de billots qui flottent
Mais sa femme au village qui tricote

Ben oui, comme ils ont dû rire…
Et pour pas cher. Fin de l’entracte : les angloaméricains savent qu’ils tiennent là une main-d’œuvre prête à payer pour jouer dans la neige et dans l’eau : «Quand, en 1881, un journaliste affecté à la construction de l’aqueduc (…) recevait un dollar par jour, un travailleur forestier de cette paroisse s’en voyait offrir 16 par mois, pension comprise. La Laurentide go, de Grand-Mère, en 1887, demandait un maçon à deux dollars cinquante par jour, alors que ses bûcherons en recevaient moins de la moitié.»
(p.26) Il y a une astuce. Les économistes , ici, vont tressaillir de volupté. Comment et pourquoi trouvait-on de la matière première humaine pour un boulot somme toute aussi insensé que les acrobaties des coolies chinois de la Central Pacific dans les à-pics de la Sierra Nevada? Et bien voilà : (en bonne période) «le recrutement le plus large des bûcherons correspondait aux rémunérations les plus élevées, de même qu’à la plus forte demande aux approvisionnements de toutes sortes. Les conditions optimales se trouvaient de la sorte réunies pour faire avancer rapidement le front pionnier. En période de baisse de cycle, la chute de l’emploi en forêt s’accompagnait inévitablement d’une importante diminution des taux de rémunérations et d’un affaissement de la demande en denrées agricoles. Dès lors, sous-emploi et misère accrue se combinaient pour freiner le mouvement de colonisation et même contraindre bon nombre de colons à renoncer à la terre parce qu’ils n’arrivaient plus à garantir leur subsistance. «Autrement dit, les cours de la pâte à papier décidaient de la vie des colons. Pleure ¸o Mauricie.
«Y aura-t-il des chantiers cet hiver?» Voilà la question qu’un gamin entend dans la bouche de son père, vers 1885. Voilà la question qu’entend le père de Félix dans la bouche du grand-père. «Y aura-t-il des chantiers cet hiver? Sinon, il faudra s’éloigner…»
LE CAPITALISTE TIENT LA POPULATION DANS SA MAIN QU’IL OUVRE ET FERME À SON GRÉ. Dans certains endroits, il possède l’usine, les terres agricoles et le commerce. A Val Jalbert, cette extraordinaire ville-fantôme du lac Saint-Jean, même les maisons appartiennent à M. Jalbert. Et quand le proprio s’en va, on coupe l’électricité et vous n’avez plus qu’à partir ou à crever. Et ça ne se passe pas au Moyen-âge, mais en 1932. Et le paysage est identique en Gaspésie où la famille Robin ASSERVIT PENDANT UN SIÈCLE LES PÊCHEURS DU COIN.
(p.27) Et Jobin et Jalbert et Baptist, c’est du pareil au même : «Pendant que les hommes étaient au chantier pour l’hiver, leurs familles devaient s’approvisionner pour vivre à l’unique magasin de M. Baptist qui vendait au prix qui lui convenait. Cependant, avec les maigres salaires que ces messieurs distribuaient à leurs employés, ceux-ci restaient généralement en dette quand arrivait le règlement des comptes après l’hivernement ou à la clôture de la saison du sciage.»
Et le Félix vieillissant conclut pour moi, dans la pénombre naissante d’un après-midi de novembre 1985 : «Où il y a des montagnes d’or, il y a des banques, des bureaux, des spécialistes, des gouverneurs, des constitutions, des lois, des armées et des prisons pour protéger l’exploitant, souvent blanc et protestant, et punir l’indigène qui oserait dire qu’il est chez lui et que les richesses sous ses pieds sont à lui…
«… Mon humiliation de Canadien français n’est rien, d’ailleurs, comparée à celle que l’Indien connaît depuis trois cents ans! Ici, l’indien est inexistant, fini, mort avec une Histoire qui est celle d’un barbare, d’un tueur, d’un tortionnaire, d’un monstre. Mais il était chez lui; il défendait son territoire, sa femme, ses enfants, ses coutumes. On l’a violé, volé, tué et on nous apprenait à l’école que c’était un bon débarras…»
Félix reste un moment silencieux. Il sait que je vais arpenter avec rage et pitié la forêt de son enfance. Il me laisse faire. Il lui a fallu longtemps pour admettre ces choses, pour «devenir adulte»…
Il se lève. On se voit demain après-midi! Il rentre chez lui. On attend la première neige qui mettra sur la grisaille comme au printemps un drap sur un pré. Un baume de pureté sur la souffrance.
(p.28)… Je reviens à mes notes.
« Faut-il rappeler que le chômage endémique et le sous-emploi laissaient peu de choix à quiconque devait travailler en dehors de l’agriculture jusqu’à l’avènement tardif de l’industrialisation. L’emploi en usine ne commença réellement à concurrencer le travail en forêt qu’à la veille de la première guerre mondiale. Il aura donc fallu que la crise vienne dégrader davantage des conditions de travail déjà pénibles pour que les protestations des travailleurs forestiers surgissent et entraînent une première intervention gouvernementale en 1934».
Ils protestent, les travailleurs? Ils osent protester? Non! Ils ont attendu en 1934, la crise et l’aggravation de leur situation pour protester. L’aggravation! Plus de quatre-vingt ans, ils ont attendu|
Non, les travailleurs ne protestaient pas. «Recrutés en grande partie dans le milieu rural, souvent dans les centres de colonisation, ils retrouvaient en forêt des conditions de vie et de travail assez semblables aux durs labeurs du défricheur.» Il faut dire aussi «qu’ils se définissaient généralement comme des agriculteurs, c’est-à-dire des petits producteurs indépendants dont le travail en forêt, quoique nécessaire à leur subsistance, n’en était pas moins perçu comme une seconde source de revenus»
Les travailleurs ne protestaient pas. A cause de l’habitude de la souffrance physique et de la misère, à cause de l’isolement, à cause du manque de relai pour leur plainte (pas de villes, pas de presse, pas d’intelligentzia, eh oui, les intellectuels sont utiles!) à cause D’UN ENCADREMENT RELIGIEUX SERRÉ COMME UN ÉTAU, ils ne protestaient pas. OR, L’ÉGLISE NE PROTESTAIT PA SNON PLUS. Ni les politiciens, SOUVENT LIÉS AUX COMPAGNIES. D’ailleurs, il va de soi que le premier grognement tel celui des «patriotes» en 1837 ou celui de Riel en 1885 se serait heurté à la mère patrie.
(p.29)… La répression de la vieille Albion aurait bousculé cette classe politique sans force et atteint de plein fouet l’Église. CELLE-CI A ACCEPTÉ DE CAUTIONNER L’EXPLOITATION. AUX ANGLAIS, L’ARGENT, LES AFFAIRES. A NOUS, LES ÂMES. ET LA MISÈRE. Et Hyacinthe Bellerose ira couper notre bois dans les chantiers.
La conquête de la Mauricie finit ainsi : Un jour, on s’aperçoit que la colonisation ne peut plus avancer. A trente kilomètres de Trois-Rivières, aujourd’hui, en 1985, c’est la forêt : plein d’arbres qui nous narguent, cachés dans les buissons. LA TUQUE EST TOUJOURS UN POINT, PERDU EN PAYS HOSTILE. «La population mauricienne n’avait pas voulu déborder la barrière des montagnes au-delà desquelles les conditions d’existence les plus ÉLÉMENTAIRES PARAISSAIENT INCERTAINES».
De la grande idée, IL NE RESTE QUE CETTE USINE DE PÂTE À PAPIER, À LA TUQUE. Installée en 1907, elle employa très vite des milliers d’ouvriers : quatre travailleurs industriels sur cinq. VOILÀ LA VILLE DES PIONNIERS DE FÉLIX : les dépendances d’une usine. Sanc compter cette autre dépendance, installée là pour la dérision, comme pour narguer les géants du passé : UNE FABRIQUE DE BÂTONNETS POUR CHOCOLATS GLACÉS….
Les souvenirs eux, traînent dans les combes, stagnant comme des brouillards : les ruines d’un camp, les mots d’une société en déclin, quelques phrases arrachées à un vieillard, des images grises, des taches sur les photos, des sentiments jadis partagés par des milliers d’hommes qui vont former la mentalité – «l’inconscient collectif» du peuple québécois. (Le secteur bois emploie encore directement ou indirectement deux cent cinquante mille personnes en 1985 et réalise 18% des exportations du Québec).
(p.30)… Je suis allé à La Tuque. C’EST UNE LAIDE PETITE VILLE SANS CHARME DANS UN DÉCOR MAGNIFIQUE POURTANT. L’usine l’enveloppe d’un brouillard jaunâtre qui lui indique son statut. Rien n’a changé. En haut de la ville, surplombant de très haut la rivière superbe, il y a un joliquartier avec de jolies maisons, de jolies pelouses, une jolie église anglicane, de l’air vif et du calme. ON Y PARLE ANGLAIS, FORCÉMENT.
Félix a-t-il connu le monde des pionniers? Je crois que non. IL EN A VU LA FIN. Il a baigné dans les souvenirs. IL A COURU ENTRE LES MAISONS DE BOIS DES PREMIERS ARRIVANTS. Il les a écouté parlé, parler l’oncle Richard et son père et son frère ainé. Il a manqué l’aventure de quelques années, très peu. Lorsque le père et le frère monteront coloniser l’Abitibi, Félix trop jeune, devra partir étudier à Ottawa. Félix Leclerc le colon? Félix est un menteur. LORSQU’IL A COMMENCÉ À ÉCRIRE ET À CHANTER, LA BATAILLE ÉTAIT TERMINÉE. Il l’a manquée. Il n’en a vécu que les adieux, les ultimes odeurs, les bruits qui se taisent, les anecdotes qui circulent ET SE FIGENT POUR DEVENIR FOLKLORE. Félix naît le jour même de la déclaration de guerre : les historiens font commencer le xxeme siècle ce jour-là. Trop tard pour lui ou trop tôt. A cheval, il sera sur deux mondes.
Vous trichez, Félix. Mais cette tricherie est plus pathétique que la vérité des biographes : elle en dit long sur vous et les québécois.
J’ai deux montagnes à traverser
Deux rivières à boire
Une ville à faire avant la nuit.
Vous trichez, Félix, mais vous avez raison : où vous posez la main, les gens d’ici ont leur fierté et leur douleur,
C’est pourquoi, de forêt, il n’est pas revenu…
La conquête de la Mauricie, marque la culture québécoise. Le Saguenay et la Gatineau sont d’autres Mauricie. Six millions de québécois d’aujourd’hui?
(p.31) Un million et demi à la fin du X1Xeme siècle! Peu ou prou, tout le monde vient de là. Tout le monde a un cousin Tremblay du Saguenay et un grand-père Leclerc de La Tuque : DES PAUVRES. Les enfants des habitants-forestiers sont la légion des beaux jeujeunes gens de Québec, professeurs, infirmières, psychologues qui ont fait la révolution tranquille puis le parti québécois. Ils sont le bûcheron de 16 ans, le vieux qui s’éveille avec du givre dans la moustache, la femme qui attend six mois sur douze, le draveur qui court sur l’embâcle et le photographe épouvanté. Quand Félix parle, chacun sait de quoi il parle, de quelle misère. Et quel silence il charme.
Observateur amical, j’ai vu ce pays respirer comme un cœur sur la carte, de chaque côté du Saint-Laurent, son aorte. C’est facile : l’aventure est courte, le développement est simple; ici chacun sait d’où il vient et le nom de ses ancêtres. On a l’impression que l’Histoire s’est mise à taille humaine comme pour être une leçon lisible.
La France est un trop vieux pays. Pas un chanteur ne dira «nous» en parlant de la patrie. Tout au plus quelques-uns prétendent-ils parler «des gens» ou «des jeunes» ou plutôt de certaines couches de jeunes, zonards, contestataires etc. selon les époques. Ils durent le temps de deux 33 tours et sont remplacés. La superficialité reste : de l’écume renouvelée.
Personne, dans ce pays perdu, perdu sous la surenchère, ne dira aussi tranquillement «mon pays» que les québécois en général, leurs chanteurs ensemble et Félix Leclerc en particulier. Félix chante le pays et le peuple acquiesce. La simplicité avec laquelle la nation québécoise se parle à elle-même, est quelque chose de prodigieux pour un français habitué à un charivari, aux contrefeux, aux jeux d’ombres. D’où vient cette audace tranquille du Québécois à tutoyer l’histoire? Peut-être du fait qu’il n’en est qu’à la première page : l’habitant a pioché, labouré, dessouché en silence.
(p.32) Un peuple puis une nation mais toujours pas d’État. Il peut bien tutoyer l’histoire, ce ne sera pas plus terrible que de tutoyer la neige et la forêt qui, elles, ne répondaient jamais.
Au printemps 1905, un homme apparaît entre les arbres. POUR ÉCHAPPER À SON DESTIN DE PAYSAN, il vient de parcourir cent milles en canot et à pieds. Il a quitté Trois-Rivières quatre jours plus tôt, avec Guertin et l’Italien. IL S’APPELLE LÉO LECLERC. Il est marié à Sainte-Emmélie-de-Lotbinière. Vous le voyez en contreplongée. C’est un colosse. Il pèse cent ving-cinq kilos.
Deux montagnes à traverser…
Il regarde devant lui la montagne de La Tuque et le plateau qui surplombe la rivière. Voilkà l’endroit dont il rêvait : la palissade de l’ancien poste, les travaux de la future usine, là-haut; quelques fermes… il s’avance. Il porte sur son dos le cadavre de l’Italien.