DNS LA TRADITION DU PHILOSOPHE MASQUÉ DE DESCARTES, LES 3 ARCHÉTYPES HOLOGRAMMIQUES (MARLENE LA JARDINIÈRE, MICHEL LE CONCIERGE ET PIERROT VAGABOND) FRANCHISSENT PAR LE DRONE ONTI-KHA-TIF FRACTAL MULTIVERSEL QUE CONSTITUE LA MÉTHODOLOGIE DES DÉBRIS DE LA MÉMORIE DU COEUR…. LA MARGE ENTRE UNE MÉTAPHYSIQUE DE L’IMAGE (GRECS) ET LA MÉTAPHYSIQUE DU CONCEPT (THÉOGONIE CHRÉTIENNE) EN ABCEPTUALISANT EXPRESSIVEMENT ET STYLISTIQUEMENT UNE MÉTAPHYSIQUE DU TRANSMAGE…..

Le ton des philosophes
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«
Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque [persona]. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué [larvatus prodeo] » (Praeambula, in Descartes, Œuvres philosophiques, éd. Alquié, I, p. 45). C’est dans ces termes que le jeune Descartes – nous sommes en 1619 et il a vingt-trois ans – marque son entrée en philosophie.
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Descartes exprime là un trait qu’on trouve souvent parmi les philosophes. Le philosophe, quand il monte sur scène, que ce soit par la parole ou par l’écrit, change de ton, hausse la voix. Il ne parle plus, il déclame, et parfois même il vaticine. Le masque dont il use sert à cacher le visage, et surtout à transformer la voix. C’est bien la voix de René Descartes qu’on entend, mais elle est amplifiée, déformée par le masque derrière lequel il se cache, par la persona du philosophe qu’il veut être. Ces quelques lignes des Praeambula peuvent être considérées comme une entrée en matière, comme une préface très personnelle à l’œuvre philosophique tout entière, ou encore comme le moment où il quitte sa personne pour endosser sa persona. Jusque-là. Descartes est une personne privée, il n’a de compte à rendre à personne, il peut se dire tel qu’il est, tel qu’il se croit être, sans avoir à user d’un masque. Mais une fois ouvertement, officiellement, engagé dans la vie de la pensée, un nouveau « Je » s’exprime à travers sa bouche. Ce qu’il va dire dorénavant n’est plus privé mais public : il s’agit maintenant de dire la vérité, même si celle-ci se révèle en fin de compte n’être que sa vérité.
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Avant de parler à travers un masque, il faut le mettre : écrire une préface est une manière de se montrer en train de mettre le masque en public – à la manière de ces troupes d’acteurs qui invitent les spectateurs à venir les voir se grimer, s’habiller, endosser leur persona, pour leur montrer les personnes qui se cachent derrière les personae qu’on va voir sur scène. Les coulisses deviennent ainsi une partie de ce qu’on montre au public, une partie de la scène. Les préfaces des philosophes – et ceci est vrai des préfaces en général, surtout quand il s’agit d’œuvres idéelles, des préfaces dans lesquelles l’auteur « s’explique » sur ce qu’il a fait – sont justement de telles prises du masque en public, une manière de se montrer tel qu’on est vraiment, ou plutôt tel qu’on veut être vu, avant de changer de ton, avant de hausser la voix, avant de parler à travers une persona, et non plus comme une personne.
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Déjà à l’aube de la philosophie, dans ce qui peut passer pour une préface à un texte philosophique, on trouve une telle mise du masque en public. Parménide se présente à nous au moment où il va entrer en scène : au moment délicat où le « Je » personnel à la fois se présente au lecteur et prend congé de lui ; au moment où il se racle la gorge et change la portée de sa voix ; au moment où il fait savoir qu’une autre voix va s’adresser à nous à travers lui, une voix plus générale, la voix de la vérité.
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Voilà donc le Prologue du poème de Parménide :
« Les cavales qui m’emportent m’ont mené aussi loin que m’entraînait mon désir, et leur galop m’a conduit sur le chemin illustre de la déesse qui partout guide le sage. […] Au travers, sur la vaste route, les vierges lancèrent l’attelage, et la déesse m’accueillit bienveillante et me prit la main droite. Elle dit alors en s’adressant à moi : “Adolescent, ô toi qu’accompagnent les immortels auriges, toi qui d’un bond de tes cavales atteins notre séjour, je te salue, car ce n’est pas un destin pervers qui t’a fait cheminer sur cette route – si loin elle court des sentiers familiers aux mortels ! Si tu es venu, ce fut poussé par le destin des justes. Il faut donc que tu connaisses toutes choses, le cœur sincère de la vérité qui persuade, comme les opinions des hommes bien qu’elles soient fallacieuses. […] Contemple en esprit ce qui est absence, mais à quoi l’esprit donne ferme présence…” » (Parménide, Fragments 1 à 3, in Trois contemporains – Héraclite, Parménide, Empédocle, traduit par Yves Battistini, Gallimard, Paris, 1955).

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Parménide s’explique. Entraîné par son désir de savoir, il est interpellé par la déesse, qui le prend par la main pour lui montrer la voie de la vérité. C’est à lui, Parménide, qu’elle s’adresse, c’est elle ensuite qui parlera par sa bouche. Parménide, après avoir rencontré la déesse, n’est plus que le porte-voix de la vérité, il est la persona, le masque à travers lequel la déesse parle, à travers lequel la vérité se dit. C’est ce qu’indique la suite du poème : « Allons, je vais parler, et toi recueille mes paroles. Deux voies seules s’ouvrent à la quête de la connaissance : l’une affirme : être est et non-être n’est pas. C’est le chemin de certitude, la Vérité l’accompagne » (Fragment 4). Voilà comment souvent apparaît le philosophe : un homme qui vaticine au nom d’une vérité qui s’est emparée de lui, au nom d’une vérité dont il cherche à s’emparer.
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Comparons ce Prologue qui nous paraît si lointain, si mystérieux, à un prologue contemporain, l’Avertissement que Marcel Conche place au début de la réédition de son livre L’Orientation philosophique (PUF, Paris, 1990, p. 19-20) : « […] De quoi s’agit-il dans ce livre ? Non pas de la phénoménologie de “l’Esprit”, mais de la phénoménologie de mon [souligné par Marcel Conche] esprit, ou du mouvement par lequel je suis venu au repos. […] Montaigne me dirait : “C’est toi que tu peins.” Peut-être, mais bien involontairement en ce cas, car je n’ai jamais eu souci que de la vérité, non de moi ; et je ne pense pas être “moy-mesmes la matière de mon livre” – heureusement pour celui-ci ! […] Si personnel que soit le regard du philosophe, ce qu’il a en vue n’est pas sa propre personne (si impliquée soit-elle dans ce regard), mais seulement la vérité. Ce qui m’intéresse n’est pas de quelle façon je vois le monde, mais de le voir comme il doit être vu, en vérité. Et par “vérité je n’entends pas seulement la mienne, mais celle, en droit, de tous et de chacun. Je la fais mienne parce qu’elle est, à mes yeux, la [souligné par Marcel Conche] vérité, non le contraire. »
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Bien que dans la plupart des textes qui suivent cet Avertissement Conche soit moins rigide, moins solennel, l’impression subsiste : Conche n’est pas si éloigné que cela de Parménide. Pour l’un comme pour l’autre, le philosophe appartient à la catégorie des prophètes ; il parle par sa bouche propre – puisqu’il ne peut faire autrement – mais il est saisi – en tout cas il veut être saisi – par l’esprit de vérité. La parole du philosophe sert de conduit pour la vérité. A la limite, cela revient à poser que la responsabilité n’en incombe plus à celui qui énonce cette parole, puisqu’il suffit de vouloir de bonne foi dire le vrai pour le dire. La parole du philosophe, parole venue d’ailleurs, que le philosophe ne ferait qu’expliciter plus ou moins bien, en fonction de ses talents propres.
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Le philosophe qui cherche la vérité la découvre, il ne l’invente pas. En énonçant sa philosophie, il ne s’exprime pas à travers elle ; au contraire, il fait tout pour éviter de se dire, pour être invisible en elle, pour n’être que le porte-voix de la vérité qu’il découvre. D’où ce ton abstrait, impersonnel qu’on trouve si souvent dans des écrits de philosophes : ce n’est pas moi, le philosophe, qui parle, c’est la vérité qui se fraie un passage par ma bouche ; et la vérité, nous en sommes tous d’accord, a bien le droit de pontifier.
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Je dirai même plus : il faut qu’elle parle sur un ton impersonnel – sinon, qui la prendrait au sérieux ? Le ton fait la musique. Wittgenstein commence son Tractatus logico-philosophicus par une série d’affirmations péremptoires – on a alors vraiment l’impression que la vérité parle par sa bouche : « Le monde est tout ce qui arrive. Le monde est l’ensemble des faits et non pas des choses. » (Tractatus, 1 et 1.1, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1961, p. 29.) Que serait-il arrivé si Wittgenstein, au lieu d’user d’un langage si péremptoire, avait commencé par dire : « Je pense, je crois, j’ai l’impression, il me semble, je propose, il serait intéressant de poser que le monde est tout ce qui arrive ; supposons que le monde se compose de faits, bien que je ne sache pas exactement ce qu’est un fait, et non pas de choses, bien que je ne sache pas exactement ce qu’est une chose » ? Est-ce que les membres du Cercle de Vienne auraient pris tellement au sérieux ce qu’il avait à dire ? N’y a-t-il pas en nous quelque chose qui aime ce ton cassant, sûr de soi, ce ton qui nous rassure même quand nous n’acceptons pas ce qui nous est dit de cette manière si sûre de soi ? Une obéissance idéelle qui est d’autant plus confortable qu’elle nous permet de critiquer le détail, une fois que l’essentiel s’est imposé.
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Les philosophes qui ont le sentiment d’avoir quelque chose de nouveau, d’important, d’intéressant à nous dire, font souvent l’effort de passer sous silence leur voix personnelle pour clamer très fort la voix de la vérité. Or c’est justement à leur voix personnelle, à leur style propre, que nous reconnaissons les philosophes qui ouvrent de nouvelles voies à la pensée – même quand ils cachent leur « Je » par des subterfuges de langage et qu’ils se soumettent au mode impersonnel du parler « philosophique ». C’est à partir d’eux-mêmes que ces philosophes originaux nous parlent ; ils ne sont les porte-voix que d’eux-mêmes, de leurs idées, de leurs opinions, de leurs intuitions, de leurs croyances, de leurs savoirs, de leurs sentiments, de leurs désirs, de leurs fantasmes. C’est à partir de leur expérience idéelle personnelle qu’ils nous proposent les objets idéels qu’ils fabriquent, leurs œuvres ; c’est leur « chair et sang » idéel qu’ils conceptualisent, qu’ils généralisent, qu’ils transforment en œuvres ; c’est leur propre monde idéel qu’ils présentent sous forme de positions philosophiques.
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Quand je dis que les philosophes innovateurs nous parlent à partir d’eux-mêmes, je n’entends pas par là qu’ils ne nous parlent que d’eux-mêmes. Je ne veux surtout pas dire que les œuvres philosophiques peuvent être complètement expliquées par le profil psycho-sociologique de leurs auteurs – même si ces éléments jouent un rôle important dans le contenu et la forme de l’œuvre. L’œuvre de Platon ne s’explique pas par le sentiment qu’il avait de sa valeur, ni par le fait d’avoir été orphelin très jeune, ou d’avoir été membre d’une aristocratie en perte de vitesse. Bien sûr, tous ces éléments ont de l’importance, mais ils ne suffisent pas à rendre compte et à expliquer l’œuvre et son influence sur nous. Les grands philosophes, les créateurs de mondes idéels, les initiateurs de nouvelles voies pour la pensée, en nous parlant à partir d’eux-mêmes, nous parlent de nous-mêmes et nous font voir un monde qui pourrait devenir le nôtre. Ils nous touchent dans ce qui fonde nos attitudes envers ce qui est, ce qui doit être, ce qu’il faut faire. Dans leurs œuvres, ces philosophes expriment dans un langage nouveau leurs postures existentielles, qui sont aussi les nôtres. Ils présentent ces postures à notre attention, ils nous ouvrent les yeux sur ce que grâce à eux nous découvrons en nous-mêmes.
Sur le rôle des préfaces
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Revenons maintenant aux préfaces et au rôle qu’elles jouent dans les textes qu’elles présentent. Pour nous qui lisons son œuvre dans l’ordre de sa présentation et non pas dans l’ordre de sa fabrication, le philosophe dans sa préface nous parle de soi, de ce qu’il a voulu faire, de ce qui lui est arrivé en route, de ce qu’il espère. Cet effort pour capter la bienveillance du lecteur étonne et surtout détonne chez les philosophes qui parlent au nom de la vérité, et dont le texte devrait s’imposer de lui-même, de par sa nécessité propre. Comme le dit si fortement Spinoza, la vérité est sa propre norme, et n’a pas besoin de « s’expliquer ». Quand on a écrit les Méditations, l’Ethique, les Essais sur l’entendement humain, la Critique de la raison pure, le Gai Savoir, le Tractatus logico-philosophicus, etc., il devrait suffire de laisser l’œuvre parler pour elle-même, il ne devrait pas être nécessaire de se justifier, ou de chercher à plaire au lecteur.
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Et pourtant, bien des philosophes ne peuvent s’empêcher de le faire. Bien sûr, il y a aussi des philosophes, et parmi les plus grands, qui ont choisi et choisissent encore de se présenter à nous par leur texte uniquement, sans passer par le détour d’une préface : et n’oublions pas que la pratique de la préface est elle-même assez récente, qu’elle commence surtout avec la Renaissance, au moment où l’auteur cherche à se montrer derrière son texte. Cependant, sans que ce soit une règle générale, beaucoup de textes philosophiques ont des préfaces, qui se présentent sous des noms divers : prologues, introductions, avant-propos, avertissements, etc. L’auteur écrit une préface pour se montrer à nous tel qu’il veut être vu : c’est dire qu’il faut lire ces préfaces cum grano salis, sans toujours les prendre à la lettre. Elles n’en présentent pas moins un intérêt certain quand on les examine sous la perspective de l’usage de soi qu’y font leurs auteurs, qu’ils soient philosophes ou autres.
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Pour capter la bienveillance de son lecteur, l’auteur nous introduit dans l’intimité de ses intentions, il nous parle de ses réussites, et aussi de ses insuffisances, il nous fait partager les difficultés qu’il a eues, il exprime ses désirs et ce qu’il espère de ses lecteurs. Pour cela, il s’installe hors de son œuvre, il la contemple comme de l’extérieur, il se situe par rapport à elle. Le texte est plus « professionnel », la préface est plus « personnelle » – il y a changement de niveau : l’auteur passe du texte à une sorte de méta-texte. Ce point me paraît fondamental, parce qu’il a pour effet de relativiser l’œuvre tout entière. Une œuvre qui peut être vue de l’extérieur par son propre auteur, une œuvre qui demande à être défendue de l’extérieur, révèle ainsi sa fragilité. Que l’auteur la critique ou la vante, l’œuvre ainsi présentée manifeste tout autant sa faiblesse que sa force : elle a besoin de ce qu’on dit d’elle pour exister, pour s’affirmer, pour s’imposer. La vérité, elle, quand elle s’exprime, n’a pas besoin de plaider sa propre cause, elle n’a pas besoin de préface ; et un texte que l’auteur se sent obligé de préfacer ne peut, de ce fait même, être un texte de vérité. Les textes sacrés n’ont pas de préface, ils sont leur propre préface.
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Dans sa préface, l’auteur parle de soi et à partir de soi. Il fait usage de soi selon des modes divers – existentiel, paradigmatique, transcendantal -, il s’explique, il plaide sa cause, il se réjouit, il se plaint. Puis, quand on passe de la préface à l’œuvre elle-même, il y a souvent un brusque changement de ton. Le philosophe qui, il y a un instant, nous parlait d’un ton si intime disparaît, pour laisser la place à un asseneur de vérités : « 1. Le monde est tout ce qui arrive. 1.1 Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses. » Ce n’est plus le philosophe qui nous parle, c’est sa pensée qui s’exprime à travers lui : il s’est transformé en porte-parole de sa propre pensée.
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Bien entendu, ce passage du personnel au général, de la personne à la persona, n’est qu’une illusion ; en réalité, c’est le contraire qui a eu lieu. Le philosophe a d’abord composé son œuvre, dans laquelle – pour être dans le ton qui convient – il a fait tous les efforts pour dissimuler son « Je », pour cacher son jeu. Puis, une fois son œuvre terminée, quand il la livre à son public, il se souvient de l’histoire de sa fabrication, de ce qui l’a poussé à la produire, de ce qu’il en espère ; il se souvient alors surtout de moi, son lecteur, de ce qu’il espère de moi, de ce que je peux faire pour lui. Il laisse alors entrevoir ce « Je » que jusque-là il avait si soigneusement caché. Après avoir préparé son discours ex cathedra, mais avant de me le livrer, le voilà qui s’agrippe aux revers de mon veston et me parle à l’oreille.
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Locke, dans la préface de 1689 à son Essai sur l’entendement humain, s’adresse à son lecteur, c’est-à-dire à vous et à moi : « Si tu juges par toi-même, je sais que tu jugeras de bonne foi, et je ne serai ni blessé ni offensé, quelle que soit ta censure. Car quoiqu’il soit certain qu’il n’y a rien dans ce Traité de la vérité duquel je ne sois entièrement persuadé, je me considère cependant tout autant sujet à l’erreur que je pense que tu l’es ; et je sais que ce livre tiendra ou tombera avec toi, non pas par l’opinion que j’en ai, mais par la tienne » (Epistle to the Reader, p. XXXII, Everyman’s Library, vol. I).
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Mais après cette préface, c’est-à-dire avant elle dans la composition et après elle dans la présentation, Locke, l’un des plus doux parmi les philosophes, change brusquement de ton, et se met à parler d’un ton bien plus péremptoire : « Puisque l’entendement est ce qui situe l’homme au-dessus du reste des êtres sensibles, et lui accorde l’avantage et le pouvoir qu’il a sur eux, il constitue certainement un sujet qui, de par sa noblesse, vaut la peine que nous l’examinions » (Essay, livre I, chap. I, 1). Nous voilà arrivés aux choses sérieuses, cessons de nous épancher, haussons la voix, changeons de ton : une œuvre philosophique est une chose trop sérieuse pour qu’on y garde ce ton familier. Ou bien ce ton nouveau, distant, si peu personnel, n’est-il qu’une manière de nous rassurer, de nous confirmer dans l’importance de ce que nous disons, de ce que nous faisons ? D’un usage de soi personnel, presque intime, de la préface, on passe alors brusquement à un usage de soi instrumental, où si « Je » apparaît, c’est parce qu’on a besoin de lui pour argumenter et pour convaincre.
Les deux préfaces de Wittgenstein
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La préface comme reflet du texte : la relation entre un texte et sa préface est particulièrement intéressante quand la préface n’est pas uniquement un plaidoyerpro domo, une manière de s’expliquer, mais quand elle se présente comme un écho du texte, comme un reflet, moins sous l’aspect du contenu – dans ce cas la préface n’est qu’un résumé, une paraphrase – que sous celui du ton. Le ton de la préface renvoie au ton du texte : l’exemple de Wittgenstein est doublement frappant. Je pense ici aux deux textes « canoniques », le Tractatus logico-philosophicus (publié en 1921, et dont la préface date de 1918), et les Recherches philosophiques (publié en 1953, et dont la préface date de 1945). On connaît la coupure idéelle radicale entre le Wittgenstein du Tractatus et le Wittgenstein des Recherches : le Wittgenstein logicien du langage formalisé d’une part, et le Wittgenstein analyste du langage ordinaire de l’autre. Or on constate que la sûreté de l’expression, les affirmations péremptoires du Tractatus se reflètent fidèlement dans le ton de la préface ; tout comme les hésitations, les reprises, les changements de position, les déplacements qu’on trouve dans les Recherches trouvent leur écho dans la préface que Wittgenstein y ajoute, une fois le texte livré presque contre son gré.
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Dans la préface au Tractatus, le jeune Wittgenstein s’exprime avec beaucoup d’assurance ; c’est un homme impétueux qui parle et qui veut être entendu. La préface est très courte – un peu plus d’une page imprimée – et mérite d’être citée en entier : je n’en reprends ici que les articulations principales, en suivant la traduction de Pierre Klossowski (in Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi des Investigations philosophiques [c’est ainsi que P. Klossowski traduit Philosophische Untersuchungen  [2]
[2]
Nous avons préféré retenir le titre, plus exact et attesté…
], op. cit.) : « Il se peut que ce livre ne soit compris que par celui qui aura lui-même déjà pensé les pensées qui y sont exprimées – ou des pensées analogues » (p. 27). En d’autres termes, ce livre n’est destiné qu’à une élite. « On pourrait résumer tout le sens du livre en ces mots : tout ce qui peut être dit peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Or moi, le jeune Wittgenstein, je sais ce qui peut être dit : « Le livre en conséquence tracera des limites à la pensée, ou plutôt – non à la pensée, mais à l’expression des pensées… »
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« Jusqu’à quel point mes efforts concorderont-ils avec ceux des autres philosophes, je ne chercherai pas à le déterminer. En effet, ce que j’ai écrit ici ne prétend pas apporter du nouveau dans les questions de détail ; et par conséquent je n’indiquerai pas de sources, parce qu’il m’est indifférent de savoir si ce que j’ai pensé l’a déjà été par un autre que moi. » Cette affirmation si audacieuse est d’une énorme puissance : je pense par moi-même, je ne suis le disciple et l’épigone de personne – et si ce que je dis n’est pas nouveau, en ce sens qu’un autre l’aurait dit avant moi, cela ne me concerne pas. Pour moi, cela est nouveau, puisque c’est moi, uniquement moi, qui l’ai pensé. Bien sûr, Wittgenstein mentionne ensuite que c’est « aux œuvres considérables de Frege, et aux travaux de mon ami Bertrand Russell, que je dois, en grande partie, d’avoir été stimulé dans mes pensées ». Stimulé oui, mais stimulé uniquement ; Wittgenstein ne se reconnaît pas de maîtres, à peine des prédécesseurs qui l’auraient poussé à réfléchir.
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Enfin, on aboutit à l’estimation finale, Wittgenstein appréciant sa propre œuvre : « Si ce travail a une valeur, elle consiste en deux choses. Tout d’abord, dans le fait que des pensées y sont exprimées ; et cette valeur sera d’autant plus grande que les pensées s’y trouveront mieux exprimées et qu’elles auront frappé plus juste. » Wittgenstein se place face à son œuvre et en juge la valeur comme « artiste », comme auteur : « Ici j’ai conscience d’être resté bien en deçà des possibilités. Simplement parce que mes forces n’ont pu venir à bout de la tâche. Puissent d’autres s’y mettre et faire mieux. » Wittgenstein, avec toute son assurance, se considère comme un « artiste » médiocre, qui a fait de son mieux, dans les limites de ses moyens. Et il l’accepte assez bien, car à ses yeux il ne s’agit là que d’un aspect « technique » de la création, d’un aspect secondaire qui se juge selon le plus et le moins.
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Par contre, quand il s’agit de la création, de l’innovation proprement dite, le génie s’impose. Là, Wittgenstein se sent directement concerné : « En revanche, la vérité des pensées communiquées ici me paraît intangible et définitive. J’estime donc avoir résolu définitivement les problèmes pour ce qui est de l’essentiel. Et si je ne fais erreur en cela, alors en second lieu la valeur de ce travail sera d’avoir montré combien peu a été accompli quand ces problèmes ont été résolus. » Une déclaration empreinte à la fois d’un immense orgueil – avoir atteint une vérité intangible et définitive – et d’une réelle modestie, puisque le domaine dans lequel cette vérité a été atteinte est lui-même très limité, et n’est pas le plus important pour la vie des hommes. Cela ne fait que refléter ce que Wittgenstein dit dans les dernières propositions du Tractatus.
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Pour que l’auteur d’une déclaration aussi radicale ne soit pas considéré comme insensé, il faut partir d’une idée de la philosophie pensée sur le modèle des mathématiques : il faut pouvoir soutenir l’idée d’une philosophie « vraie », de la manière dont on accepte la possibilité d’une géométrie « vraie ». Dans une telle perspective, la prétention et l’espoir de Wittgenstein, si irréalisables qu’ils nous paraissent, semblent néanmoins avoir un sens. Il se déclare comme étant de la lignée de Frege et de Russell, qui ont cherché à unir logique, mathématiques et pensée ; mais lui, Wittgenstein, ose aller plus loin, vers l’ontologie, vers la nature de ce qui est et de ce qu’on dit sur ce qui est. En faisant ce saut vers l’ontologie, et en gardant l’espoir de vérité du logico-mathématique, il fait peur (à Russell en particulier), et il exerce un attrait irrésistible sur des penseurs radicaux qui osent le suivre, notamment sur les membres du Cercle de Vienne qui adhèrent à ses positions et les prennent comme point de départ pour leur propre réflexion, pour la réalisation de leurs propres intérêts idéels.
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De cette préface du Tractatus, si puissante et si sûre de soi, passons à la préface de Wittgenstein aux Recherches philosophiques, préface qui date de 1945, elle aussi très courte, et d’un ton encore plus personnel. « Dans les pages qui vont suivre, je publie des pensées, résidus d’investigations philosophiques qui m’ont occupé pendant ces seize dernières années. Elles concernent maints objets : les concepts de la signification, de la compréhension, de la proposition, de la logique ; les fondements des mathématiques, les états de conscience, et autres choses de ce genre. Toutes ces pensées, je ne les ai rédigées qu’en tant que remarques en de brefs paragraphes. Tantôt sous forme de longs éclaircissements sur le même objet, tantôt sous forme de transitions rapides d’un domaine à l’autre » (trad. P. Klossowski, p. 111). Voilà donc cet ouvrage présenté pour ce qu’il est : un ensemble de remarques sur des sujets divers qui ont entre eux un « air de famille », plus à cause de la manière dont ils sont traités que de ce quils sont.
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Et il poursuit : « Mon intention, dès le début, était de rassembler tout ceci en un volume, dont je me faisais, à différentes époques, différentes représentations quant à la forme qu’il prendrait. Il me paraissait cependant essentiel que les pensées y dussent progresser d’un objet à l’autre en une suite naturelle et sans lacune. » Jusque-là, Wittgenstein nous parle de ce qu’il a fait, et de ce qu’il avait l’intention de faire. Puis il arrive au constat de son impuissance : il n’a pas réussi à réaliser son intention. « Après maintes tentatives avortées pour condenser le résultat de mes recherches en pareil ensemble, je compris que cela ne devait jamais me réussir. Que les meilleures choses que je pusse écrire ne resteraient toujours que des remarques philosophiques ; que mes pensées se paralysaient dès que j’essayais de leur imprimer de force une direction déterminée, à l’encontre de leur pente naturelle. »
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Comme on le voit, le ton est très personnel. Wittgenstein avoue ne pas avoir été capable de composer ce livre, ne pas avoir été capable de faire ce que tant d’auteurs font. Bien sûr, il ne faut pas en conclure que Wittgenstein se considère comme un incapable, comme un homme sans génie : au contraire, Wittgenstein restera jusqu’à la fin, malgré des doutes qui le harcèlent sans cesse, profondément persuadé de sa valeur, de son génie. Mais ce génie est d’un autre ordre : comme il le dit lui-même, ses pensées se paralysent dès qu’il essaie de les diriger de force dans une direction donnée. Ce qui lui a apparemment si bien réussi dans le Tractatus – mener ses pensées de force dans une direction donnée – ne lui est dorénavant plus possible. Wittgenstein a perdu l’optimisme du Tractatus et de sa préface : il ne croit plus que « tout ce qui peut être dit peut être dit clairement », il n’accepte plus que « ce dont on ne peut parler, on doit le taire ». Bref, l’homme Wittgenstein a changé, et avec lui sa pensée. Il n’est plus le même, et sa pensée, qui avait été « vraie » à l’époque, ne l’est plus : une autre pensée s’est précisée, qui est maintenant plus « vraie » que la première.
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Wittgenstein le penseur se soumet à sa nature et aux transformations qui ont eu lieu en lui – quelles qu’en soient les raisons, philosophiques, sociologiques, existentielles ou autres. Il se connaît, il s’accepte, il ne fait plus que ce dont il est capable, sans se forcer dans des directions et dans des styles qui ne sont plus les siens. Son œuvre est la résultante de ses intentions, tenues et limitées par ses moyens. Alors que dans la préface du Tractatus, « la vérité des pensées communiquées ici me paraît intangible et définitive », il n’en est plus de même avec les Recherches philosophiques : « Ce qui tenait sans doute étroitement à la nature de l’investigation même. Elle nous oblige en effet à explorer en tous sens un vaste domaine de pensées. Les remarques philosophiques de ce livre sont pour ainsi dire autant d’esquisses de paysage nées au cours de ces longs voyages faits de mille détours. »
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Il est difficile, il est impossible, de produire un livre qui soit bien construit, quand on cherche à ne rien perdre de la richesse de ce qui se présente à nous, des diverses perspectives, des diverses approches : « Les mêmes points, ou presque les mêmes, n’ont pas cessé d’être approchés par des voies venant de différentes directions, donnant lieu à des images toujours nouvelles. Une quantité innombrable de ces esquisses étaient manquées ou dépourvues de caractère, trahissant toutes les maladresses d’un médiocre dessinateur. Et dès qu’on éliminait ces dernières, il en restait un certain nombre, à demi réussies, qu’il s’agissait désormais d’arranger et de retoucher souvent pour qu’elles suggérassent au contemplateur un tableau de paysage. Ainsi, ce livre ne constitue en réalité qu’un album. »
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La manière de voir le paysage philosophique commande la manière dont on le présente : comment écrire un livre cohérent quand on ne peut que présenter des points de vue différents sur un objet que l’on examine de toute part, objet qui n’existe en fait que par ces divers points de vue. En prenant au mot ce que dit cette préface, on peut avoir l’impression (fausse) que Wittgenstein n’est pas conscient de l’unité et de la nouveauté de son propos. Bref, quelle que soit l’attitude de Wittgenstein par rapport à la nouveauté de ce qu’il fait, il ne se sent capable de décrire le monde que dans un album, dans un livre d’images, où celles-ci n’ont pas toujours un lien direct entre elles.
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« Jusqu’à une date toute récente [nous sommes en 1945], j’avais renoncé au projet de faire publier encore de mon vivant ces recherches. [1. L’homme qui parle a cinquante-six ans, mais a beaucoup pensé, a beaucoup rêvé à sa mort, cela depuis son plus jeune âge. 2. Le même homme pense à son œuvre posthume, et a déjà désigné des exécuteurs testamentaires parmi ses disciples en vue d’une éventuelle publication posthume.] Projet qui n’en fut pas moins ranimé de temps en temps ; et en effet force me fut de constater que les résultats de mes recherches, que j’avais divulgués dans des conférences, des manuscrits, des discussions, circulaient sous une forme plus ou moins édulcorée ou mutilée, donnant lieu à de fausses interprétations. » Voilà un thème assez courant : une œuvre qui se développe dans le secret, qui n’est pas publiée mais divulguée par ceux qui ont eu le privilège d’y avoir accès ; et surtout mutilée par ceux qui la divulguent, même s’ils le font sans intention de nuire. Double faute donc : divulguer le secret, le mutiler en le divulguant. D’où la réaction si personnelle, si naturelle : « Ma vanité s’en trouva irritée, et j’eus quelque peine à la calmer. »
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On arrive maintenant à l’élément le plus important de cette préface, l’aveu : « Cependant, lorsqu’il y a quatre ans j’eus l’occasion de relire mon premier livre, le Tractatus logico-philosophicus, et d’en expliquer les pensées, il m’apparut soudain que je devais publier dans un ensemble les anciennes avec les nouvelles pensées : ces dernières ne se trouveraient placées sous leur vrai jour qu’en se détachant sur le fond de mon ancienne manière de penser, et par le contraste qui en résulterait. En effet, depuis l’époque où j’avais recommencé à m’occuper de philosophie, voici seize ans, il m’avait fallu reconnaître de graves erreurs dans ce que j’avais publié antérieurement. »
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Bref, Wittgenstein s’était trompé dans le Tractatus, il y avait fait fausse route, et il le reconnaît. Ce qui y avait été annoncé comme vérité définitive n’était en fin de compte qu’une illusion, qu’une impasse : « C’est à reconnaître ces erreurs qu’a contribué – dans une mesure que je peux à peine apprécier moi-même – la critique de mes idées faites par Frank Ramsay avec qui j’ai pu la discuter en d’innombrables entretiens durant les deux dernières années de sa vie [Frank Ramsay, né en 1903, est mort en 1930]. Plus encore qu’à cette critique – toujours vigoureuse et sûre, je suis redevable à celle qu’un professeur de l’université de Cambridge, M.P. Straffa, exerça inlassablement sur mes idées durant plusieurs années. C’est à cette dernière stimulation que je dois les idées les plus conséquentes, les plus fécondes de cet ouvrage. » Dans la préface du Tractatus, Wittgenstein ne se présente pas comme un disciple de Frege et de Russell, il n’a été que stimulé par eux. Ici, il en est de même : Straffa ne l’influence pas, il le stimule, il le pousse à penser ses propres idées jusqu’au bout.
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Dans cette préface, chaque articulation joue un rôle. Après un aveu si lourd, après avoir insisté sur l’aide qu’il a reçue, aussi bien pour se défaire de ses vieilles idées que pour en constituer de nouvelles, Wittgenstein poursuit en se diminuant plus encore : « Pour plus d’une raison, ce que je publie ici touche à ce que d’autres écrivent aujourd’hui. Si mes remarques ne portent pas l’empreinte qui les caractérise comme miennes, je ne chercherai pas davantage à les revendiquer comme ma propriété. » Wittgenstein nous dit là des choses plutôt complexes sur le caractère original ou non de ses idées. Tant que la vérité parlait par sa bouche, comme dans le Tractatus, une telle déclaration de modestie était tout à fait à sa place. En effet, le savoir vrai n’est pas supposé être marqué par l’esprit qui le découvre et l’exprime. Or, c’est dans la préface du Tractatus que Wittgenstein proclame très fort le sentiment qu’il a de son originalité – là justement où l’originalité est moins pertinente que la vérité, que l’adéquation au réel.
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Dans les Recherches philosophiques, il ne s’agit plus d’un savoir vrai, mais d’un point de vue, d’un album, d’un livre d’images. Là, l’artiste, le fabricant de l’œuvre, joue un rôle essentiel. Ce que Wittgenstein vient de nous dire, ce n’est pas qu’il n’est pas original, mais qu’il ne peut nous assurer qu’il l’est. Il vient de nous dire que les autres – Frege, Russell, Ramsay, Straffa – n’ont fait que le stimuler, et que les idées qu’il émet sont siennes ; mais il se peut que l’air du temps ait pris possession de lui malgré lui, et que les idées qu’il nous présente ne soient les siennes que parce qu’il en est imprégné, comme nous sommes tous imprégnés de l’air de notre temps. Là se pose pour Wittgenstein la question de son génie, question qu’il sent ne pouvoir régler lui-même comme dans l’heureux temps du Tractatus, question dont la réponse, dont le verdict, ne peut venir que d’autrui, que de nous ses lecteurs.
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« C’est avec des sentiments mélangés que je livre [ces remarques] au public. Il n’est pas impossible qu’il soit réservé à cet ouvrage, en dépit de sa pauvreté et des ténèbres de ce temps, de jeter quelque lumière dans tel ou tel cerveau ; mais ce n’est évidemment guère probable. Je ne voudrais pas, par cet ouvrage, dispenser d’autres de réfléchir. Mais, s’il se pouvait, inciter tel ou tel à des pensées personnelles. J’eusse volontiers produit un bon livre. Mais le sort en a décidé autrement ; et le temps est révolu qui m’eût permis de l’améliorer. » C’est sur cette note désespérée que se termine cette courte préface, par une hautaine déclaration d’autodénigrement, qui semble bien loin de l’assurance avec laquelle Wittgenstein avait entamé sa carrière philosophique. Wittgenstein n’est pas celui qu’il avait été, et cela dans ce qu’il a de plus intime, dans sa pensée.
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Le philosophe a changé d’idées, de croyances, de doctrine : Wittgenstein 1 est devenu Wittgenstein II. Qu’en conclure par rapport à sa théorie I, par rapport au Tractatus : que de vraie qu’elle lui semblait être en 1917, elle est devenue fausse à partir de 1928 ? Que Wittgenstein II en 1945, quand il compare les deux théories, considère que le Tractatus est « faux » et que les Remarques sont « vraies », c’est-à-dire plus adéquates à la « réalité » ? Ou bien que Wittgenstein I, en 1917, s’il avait été en présence des deux théories, aurait préféré la théorie II, les Recherches – ce qui voudrait dire que l’une de ces théories est intrinsèquement plus « vraie » que l’autre ?
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La question est d’importance, non seulement en ce qui concerne la réception de l’œuvre de Wittgenstein – ce qui en soi est déjà un problème important mais d’une manière plus générale, dès que l’œuvre d’un homme n’est pas marquée par une répétitivité sans intérêt. Le Wittgenstein des Recherches est différent du Wittgenstein du Tractatus ; et chacune de ces théories est liée à son auteur, comme s’il y avait eu deux auteurs différents. Mais alors, quel est le bon Wittgenstein ? Le Wittgenstein du Tractatus, qui entraîne dans son sillage les membres du Cercle de Vienne, qui n’ont que mépris et condescendance pour ce qu’ils considèrent comme des élucubrations du deuxième Wittgenstein, celui qui aboutira aux Recherches philosophiques ? Ou bien est-ce le deuxième Wittgenstein, qui ouvre une voie nouvelle dans l’analyse du langage ?
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Ne faut-il pas plutôt voir dans ces deux théories deux propositions idéelles, faites par un même homme à des époques différentes de sa vie, dont l’une a intéressé un groupe d’hommes, et dont l’autre a été reprise et amplifiée par un autre groupe de disciples ? Ce n’est pas le fait que le philosophe ait changé d’avis qui doit nous préoccuper, mais plutôt son attitude par rapport à ce changement, son attitude par rapport à la théorie qu’il a délaissée, et par rapport à celle à laquelle il adhère maintenant, sachant qu’il a déjà délaissé l’une au profit de l’autre – alors que les deux ont été « inventées-formulées » par lui. Si la première n’est plus vraie, comment peut-il espérer que la seconde le soit ? Plutôt que de parler de vérité des théories philosophiques – dont la vérification est toujours et nécessairement problématique -, ne vaut-il pas mieux considérer l’intérêt que présentent les théories en termes de fécondité, de capacité explicative, d’ouverture ? Changer de théorie n’est pas changer de vérité, mais, comme le dit si justement Wittgenstein, changer de point de vue, de perspective, voire de nouveaux spectacles d’idées et les décrire.
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Wittgenstein m’a servi ici d’exemple, à cause justement de son changement brutal d’orientation philosophique ; et à cause de la manière dont chacune de ses préfaces a reflété ce changement dans le texte qu’elle introduisait. Bien sûr, Wittgenstein n’est pas le seul à avoir brûlé les idoles qu’il avait lui-même fabriquées et adorées. Il n’y a pas lieu de s’étonner outre mesure du changement, en apparence si radical, qui a eu lieu dans sa pensée ; mais plutôt de souligner que les deux théories ont été des manières de penser à travers lesquelles le « Je » idéel du Wittgenstein du moment s’est exprimé entièrement et en toute bonne foi – et donc que le Wittgenstein des Recherches n’est pas plus dans la « vérité définitive » que ne l’a été le Wittgenstein du Tractatus, qui, au dire de Wittgenstein lui-même, ne l’est définitivement plus. Ce sont ses idées, sa culture, ses talents, ses rêves, que le philosophe exprime à travers son œuvre : non pas la vérité, mais sa vérité, et elle n’en est pas moins belle, et juste, et importante.
Notes
[1]
Une première version de ce texte a paru dans Diogène, 157, 1992.
[2]
Nous avons préféré retenir le titre, plus exact et attesté désormais, de Recherches.

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/03/2016