Alexandre Pratt
La Presse
Des enfants. Un problème. Une solution ingénieuse. Une amitié improbable.
Est-ce le synopsis d’un nouveau film de la série «Contes pour tous»?
Non. C’est une histoire réelle. Celle d’une défaite de 11-0. «La meilleure game de l’année!», pour citer Jacob Fournier, qui jouait avec… les perdants!
Jacob Fournier… (Photo fournie par Marie-France Julien) – image 2.0
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Jacob Fournier
Photo fournie par Marie-France Julien
L’adolescent de 14 ans est défenseur dans le bantam BB pour les Bulldogs du Roussillon. Jeudi dernier, son équipe affrontait les Grands Ducs du Richelieu, à Boucherville. Un duel très inégal. Les Grands Ducs ont gagné deux tournois cet hiver. Les Bulldogs, deux matchs. Dans toute la saison.
Pour ajouter aux malheurs des Bulldogs, cinq joueurs étaient absents. L’entraîneur-chef Martin Gingras a complété son alignement avec des réservistes d’un peu partout. Ses chances de gagner étaient aussi élevées que les miennes à La voix.
«Les Grands Ducs ont marqué sur le premier jeu du match, raconte-t-il. À 4-0, nos gars ont baissé les épaules.»
C’est vite devenu un pointage de football. Vers la fin de la deuxième période, même sans pousser, les Grands Ducs menaient 9-0. Martin Gingras a discuté avec l’arbitre. Il voulait savoir comment l’officiel voyait la suite des choses. «L’arbitre m’a répondu: à 10-0, après deux périodes, j’arrête le match. Les joueurs l’ont entendu. Ils n’étaient pas contents. Ils me disaient: “On est venus ici pour jouer au hockey, on va jouer au hockey.”»
Deux minutes plus tard, c’était 11-0. L’arbitre a mis fin à la partie.
Les Grands Ducs ont célébré, avec raison. Cette victoire leur permettait de remporter le championnat de la ligue. À une centaine de pieds d’eux, les Bulldogs restaient debout au cercle de mise en jeu. Ils ne voulaient pas quitter la glace. L’arbitre a dû insister pour que tout le monde retourne au vestiaire.
Dans le corridor, les Bulldogs ont croisé le gouverneur des Grands Ducs. Un joueur a souligné qu’il restait encore 45 minutes à la réservation de la glace. Le gouverneur a acquiescé. Il a permis aux jeunes des deux équipes de retourner s’entraîner sur la patinoire.
«Les gars étaient super contents», confirme Martin Gingras.
Chaque formation occupait une moitié de la glace. Le numéro 85 des Bulldogs, Jacob Fournier, traînait au centre de la patinoire. «Un de mes coéquipiers m’a lancé à la blague: “T’es pas game de mettre ton bâton au milieu.”»
«J’ai regardé le capitaine des Grands Ducs. Je lui faisais des signes. Je voulais qu’il mette son bâton au milieu. Il n’avait pas l’air sûr, mais je voyais qu’il trouvait ça drôle. Alors j’ai frappé sur la glace pour attirer l’attention [des autres]. J’ai déposé mon bâton au centre. Je me suis dit: au pire, ça ne fonctionnera pas, je reprendrai mon bâton.»
Le capitaine des Grands Ducs a suivi. Puis tous les autres joueurs. Jacob Fournier s’est mis à genoux pour séparer les bâtons, comme si c’était un match amical au parc.
La mère de Jacob, Marie-France Julien, était émue. «Les parents, on s’est mis à applaudir le geste. C’était super beau. Les joueurs de Boucherville auraient pu s’en foutre. Ils venaient de gagner 11-0, ils auraient pu partir chez eux plus tôt. Mais non, ils sont restés. Tu vois que ce sont des gars qui aiment vraiment ça, jouer au hockey.»
Les joueurs ont tout pris en main. Ils ont formé deux équipes, les Blancs et les Rouges. Jacob Fournier s’est retrouvé avec le chandail blanc de Charles Dallaire, des Grands Ducs. Les garçons ont joué une quarantaine de minutes. Pas d’arbitre. Pas de marqueur. Pas d’entraîneur. Pas d’adultes, en fait. Comme dans Charlie Brown. Du gros plaisir.
Ils avaient la glace jusqu’à 20h05. L’heure venue, personne n’a osé mettre fin à leur match. Finalement, à 20h20, un père est allé sonner la cloche. Les joueurs étaient exténués, mais ô combien heureux.
En sortant de la patinoire, Jacob Fournier a retrouvé sa mère.
«Maman, c’était le meilleur match de ma vie!»
* * *
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Malheureusement, certains adultes l’oublient.
J’ai déjà joué dans une équipe de baseball dominante. Un bulldozer. Dans une partie à sens unique, nous menions 21-2 en début de deuxième manche. Il fallait disputer trois manches en 30 minutes pour que le match soit officiel. Notre entraîneur nous a demandé de nous élancer dans le vide. C’était humiliant. Tant pour nous que pour nos adversaires.
D’autre part, j’ai été l’entraîneur d’une équipe de basketball exécrable. Dans un tournoi, nous avions perdu nos deux premiers matchs 80-0 et 88-1. Des résultats inoubliables. J’avais proposé aux enfants de déclarer forfait pour la troisième rencontre. Ils ont insisté pour jouer. Ils ont finalement marqué 10 points. Kobe Bryant serait apparu sur le terrain qu’ils n’auraient pas été plus heureux.
Ce sont des situations délicates à gérer pour les entraîneurs. Tant du côté des dominés que des vainqueurs.
Le meilleur conseil, c’est de se rappeler pourquoi l’enfant est au centre sportif. Pour s’amuser. Pour se faire des amis. Pour se développer. Pour se surpasser, ou surmonter des échecs.
Entendons-nous: après sept buts d’écart dans le hockey mineur, plus personne ne s’amuse. Sauf peut-être le parent trop fier de voir son enfant gonfler ses statistiques individuelles. On entre plutôt dans la zone très inconfortable de la frustration. Des six-pouces dans les côtes quand l’arbitre regarde ailleurs. Un double-échec violent le long de la bande qui met fin à la saison d’un joueur.
Des entraîneurs font leur possible pour calmer le jeu. Ils vont souvent changer les joueurs de position. Ou demander cinq passes avant un lancer. C’est ce qu’ils peuvent faire de mieux avec ce que les règlements permettent.
Les fédérations ont le pouvoir de régler ce problème. Au hockey mineur, après sept buts d’écart, le temps s’écoule sans arrêter (à moins d’une pénalité). C’est déjà bien. D’autres formules existent. Après sept buts d’écart, le jeu se poursuit, mais le résultat ne change plus. Comme si le marqueur s’en allait. Les statistiques individuelles et le différentiel des équipes ne sont plus comptabilisés. Ça freine les ardeurs des entraîneurs, des parents et des joueurs les plus crinqués.
Mais revenons à l’idée de Jacob Fournier. Celle de mettre les bâtons au milieu de la glace pour refaire les équipes après un écart démesuré. Au niveau récréatif, c’est probablement la meilleure idée.
La victoire compte. La défaite aussi. Mais les inégalités tombent. L’humiliation est oubliée. Les enfants se développent. Le plaisir de jouer revient.
Surtout, de nouvelles amitiés naissent.
Jeudi soir, quand Jacob est revenu à la maison, son téléphone s’est mis à sonner. Comme s’il avait gagné aux machines à sous du casino. «Ça faisait “ding ding ding ding ding”», raconte sa mère. Les garçons des deux équipes s’échangeaient leurs coordonnées dans une conversation sur Instagram.
Depuis, des Grands Ducs et des Bulldogs font équipe ensemble. Au jeu vidéo Fortnite.
Une amitié improbable, née de la plus belle défaite de 11-0 de l’histoire du hockey.
SUR YOU TUBE… MICHEL LE CONCIERGE