LA NANO-MODERNITÉ, PASSAGE DE LA MORALE PLANÉTAIRE À L’ÉTHIQUE PLANÉTAIRE.

La pré-modernité, la modernité et la post-modernité se caractérisent par une morale planétaire issue d’un long processus historique tentant d’harmoniser les métissages complexes de la religion, la race et de la langue.

Cette morale planétaire blesse des enfants, déplace des errants fantomatiques, affame des populations parce qu’elle est basée sur la notion de confrontation entre les systèmes de morales, où la loi du plus fort l’emporte sur les droits du plus faibles.

La pré-modernité croyait théologiquement que l’ordre social venait d’un droit divin, la modernité croyait positivement au progrès linéaire des différentes composantes de l’humanité téléologiquement mais énigmatiquement en marche vers un paradis (soit marxiste, soit capitaliste, soit judéo-chrétien) alors que la post-modernité assiste à la mort de Dieu par la mort de l’homme, faisant imploser ainsi les grands récits mobilisateurs. La morale des anciens (Benjamin Constant) de l’individu vertueux en vertu de sa place dans la communauté comme de l’individu libéré demandant à la communauté l’extension de ses droits à un libre épanoussement, se retrouve soudainement en panne matérialiste.

Devant la fabuleuse excroissance du réseautage de l’image et du son (téléphone intelligent), nait l’émergence d’une soif d’éthique planétaire par l’invention de mécanismes nouveaux permettant la mise en fonction d’une nano-citoyenneté planétaire pour faire contrepoids aux états de nature (hobbien) possédant toutes les armes pour auto-détruire l’humanité en moins d’une demie heure.

En ce sens, il serait bergsonnien d’imaginer la nano-modernité comme une forme inattendue de l’évolution créatrice, par la création de soi par soi de la nano-humanité au centre de chaque personne nano-citoyenne d’une planète scandalisée d’être devenue l’otage des états guerriers.

En ce sens, l’élan vital permet d’imaginer par simple tirage au sort volontariste, ville par ville, village par village, et cela tout autour de la planète, de personnes humaines citoyennes inspirées par les quatre questions nano-citoyennes-planétaires de toute vie personnelle œuvre d’art.

1: Quel est ton rêve?
2: Dans combien de jours?
3: qu’as-tu fais aujourd’hui pour ton rêve?
4- Comment ton rêve prend-il soin de la beauté du monde?

De ce tirage au sort, une nouvelle gouvernance éthique surgit dans l’assemblée constitutive de 125 personnes humaines citoyennes planétaires unies autour de la cinquième question de la nano-modernité.

5: Comment nos rêves prennent-ils soin de la beauté du monde?

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ARNAUD BOUANICHE ET LA NANO-MODERNITÉ
Au croisement des philosophies de Bergson et de Deleuze :

la nouveauté

(hypothèse à propos de l’unité de la pensée deleuzienne)
Arnaud Bouaniche

Au début de L’image-mouvement, livre qui constitue le premier volume de sa monumentale étude sur le cinéma, Gilles Deleuze crédite Bergson d’avoir « transformé la philosophie en posant la question du ‘‘nouveau’’ au lieu de celle de l’éternité » (Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. de Minuit, p. 11). « Poser la question du nouveau », précise-t-il aussitôt à l’intérieur d’une parenthèse, cela signifie se demander : « comment l’apparition et la production de quelque chose de nouveau sont-elles possibles ? » (ibid.). Si cette question, qui selon Deleuze apparaît avec Bergson, revêt une importance particulière, c’est parce que, au-delà de la pensée qui lui a donné sa formulation, elle serait à ses yeux « la question fondamentale de la philosophie moderne » (in « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe, Rencontre internationale des 9, 10 et 11 janvier 1988, compte-rendu des discussions, Paris, Seuil, 1989, p. 193). C’est d’ailleurs presque dans les mêmes termes qu’on retrouve curieusement cette « question du nouveau », dans des études consacrées à des auteurs aussi philosophiquement éloignés de Bergson que Leibniz ou Foucault avec lesquels celui-ci formerait du même coup une lignée étrange et souterraine. Ainsi, dans Le pli. Leibniz et le baroque (Paris éd. de Minuit, 1988, p. 107), Deleuze écrit : « C’est avec Leibniz que surgit en philosophie le problème qui ne cessera de hanter Whitehead et Bergson : non pas comment atteindre à l’éternel, mais à quelles conditions le monde objectif permet-il une production subjective de nouveauté, c’est-à-dire une création ? » (n.s.) ; et dans un article consacré à Foucault (« Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe, p. 190), Deleuze écrit encore : « (…) une philosophie des dispositifs est un changement d’orientation, qui se détourne de l’Eternel pour appréhender le nouveau (…) : conformément à la question qui commença à naître au XXe siècle, comment est possible dans le monde la production de quelque chose de nouveau ? » (n.s.).

En confrontant ces trois formulations d’un même problème rencontré chez Bergson, Leibniz ou Foucault, trois points paraissent décisifs dans la position deleuzienne de la question du nouveau. Tout d’abord, il s’agit bien, précisément, de poser un problème, ou une question, de style transcendantal, concernant les conditions de possibilité même de la production de nouveauté, sans nier la réalité de cette nouveauté, mais sans en rester non plus à la simple expérience de ses manifestations empiriques. Ce qu’une telle question fait valoir, c’est, semble-t-il, l’exigence de ne pas s’en tenir au constat qu’il y a du nouveau, c’est-à-dire au simple fait de la nouveauté (à travers des mutations, des changements, des transformations, des créations artistiques ou techniques, des révolutions, etc.), mais de savoir comment cela se produit ou cela se fait. Ensuite, il est remarquable que la question de la nouveauté soit à chaque fois présentée par Deleuze de manière critique et polémique par rapport à la perspective qu’elle paraît exclure de manière constitutive, celle qui se tourne vers « l’éternel » ou « l’éternité », deux termes qui cristallisent une certaine orientation philosophique pour laquelle la pensée serait réflexive ou contemplative, suivant un regard totalisant et surplombant, porté à considérer des essences ou des universaux (l’Un, le Tout, la Raison, le Sujet, le Vrai, etc.), et à évacuer, dans l’abstraction de son point de vue, la dimension dynamique et temporelle, aussi bien que la multiplicité variable des cas, des événements et des circonstances, qui font au contraire la réalité selon Deleuze. Dans ces conditions, on peut penser qu’une philosophie de la nouveauté comportera inévitablement une dimension à la fois empiriste et pluraliste dans son attention à ce que Deleuze appelle des « devenirs » à la fois concrets, singuliers et changeants. Enfin, et surtout, on ne peut qu’être surpris à la lecture de cette question, telle qu’elle est à chaque fois formulée, par le fait que Deleuze l’attribue à Bergson, tout d’abord, parce que le terme de « production », qui est systématiquement associé par Deleuze à la nouveauté, ne fait pas partie du vocabulaire de Bergson, et vient se substituer le plus souvent, et parfois s’articuler, à celui de « création », introduisant par là une hésitation ou un déplacement peut-être significatifs ; surprenante, cette question l’est aussi précisément parce que la nouveauté ne renvoie pas chez Bergson à un problème, mais bien plutôt à un fait qui exige un passage à la métaphysique comme remontée au principe temporel de la réalité autrement dit, dans les termes de Bergson, à la durée.

Comment comprendre alors ce double glissement de la « création » à la « production », d’une part, et du « fait » au « problème » du nouveau d’autre part ? C’est ce qu’une confrontation entre les philosophies de Bergson et de Deleuze doit permettre d’établir.

On pourrait cependant avancer que si cette « question du nouveau » permet de rassembler à l’intérieur d’une même orientation philosophique des pensées aussi hétérogènes que celles de Foucault, Leibniz et Bergson, c’est peut-être parce qu’elle est avant tout la question de Deleuze, celle qui le hante, si bien qu’il la retrouverait chez tous ces auteurs justement parce qu’il l’y aurait mise ?

Mais, s’agissant de Bergson, il paraît indiscutable que la nouveauté occupe une place centrale dans sa philosophie. C’est d’ailleurs un point qui n’a pas échappé à Deleuze dès les articles qu’il lui consacre en 1956, lorsqu’il remarque la présence dans l’oeuvre de Bergson d’un « véritable chant en l’honneur du nouveau » (L’île déserte, p. 41). Le philosophe de la durée est bien celui qui a construit toute son oeuvre en riposte à une certaine méconnaissance de ce fait pourtant primitif qu’est la nouveauté, présente dans toute notre expérience, et qui révèle la dimension temporelle, active et même créatrice de l’être. C’est ainsi qu’il écrit dans « Le possible et le réel » (La pensée et le mouvant, p. 115/1344) : « Mais la vérité est que la philosophie n’a jamais franchement admis cette création d’imprévisible nouveauté ».

La nouveauté serait ainsi au coeur des philosophies de Deleuze et de Bergson et permettrait de faire apparaître une source majeure de la pensée deleuzienne, et peut-être même de mettre en évidence la question qui la traverse d’un bout à l’autre de son développement. Mais si la confrontation entre Bergson et Deleuze à partir de cette question revêt un intérêt véritable, c’est moins strictement pour faire apparaître une dette de Deleuze à l’égard de Bergson, que pour analyser les transformations et les déplacements qu’il fait subir à une question qu’il découvre, ou plutôt se formule à lui-même, à l’occasion de sa lecture de Bergson, mais qu’il va progressivement élaborer et réaménager à la lumière de lectures d’oeuvres aussi capitales pour la constitution de son système que celles de Canguilhem, Nietzsche, Foucault, Tarde ou encore Whitehead.

Par conséquent si Bergson et Deleuze « se croisent » sur cette question de la nouveauté, c’est peut-être suivant trois sens du mot « croisement » : au sens où la nouveauté se situe à un point de rencontre, ou de contact, entre ces deux auteurs ; mais aussi au sens où la nouveauté « devient » une question sous l’effet d’un croisement au sens d’une hybridation entre deux positions philosophiques différentes ; enfin au sens de deux réflexions qui se croisent, c’est-à-dire qui se recoupent en un certain point sans aller dans la même direction.

Dans l’examen de ce « croisement », nous procéderons en trois temps :

– dans un premier temps, nous esquisserons les points de contact et de divergences entre ces deux philosophies de la nouveauté ;

– puis, dans un second temps, nous dégagerons la nouvelle conception de la pensée et de la philosophie qui se dégage chez Deleuze de cet effort pour appréhender le nouveau ;

– enfin, à titre d’épreuve, nous esquisserons un rapide parcours dans l’oeuvre de Deleuze en suivant le fil conducteur de la question du nouveau de manière à tenter de restituer son unité autour de cette question.

a) La nouveauté comme fait primitif
Pour Deleuze, comme pour Bergson, la nouveauté définit l’orientation générale d’une philosophie qui situe ses analyses et ses concepts à l’intérieur du temps. Pour qu’il y ait du nouveau, il faut considérer la réalité non pas comme réceptacle de choses, mais, de manière dynamique, comme un ensemble de processus, de changements, de modifications. C’est une position commune à Bergson et Deleuze, et à la déclaration radicale qu’on trouve dans L’évolution créatrice (p. 249/705) : « il n’y a pas de choses, rien que des actions », fait directement écho, cette autre déclaration : « je ne crois pas aux choses » (Pourparlers, p. 218). Ainsi, c’est à chaque fois au sein d’une doctrine du temps que les deux auteurs rencontrent la nouveauté : pour Bergson, à travers l’analyse du type singulier de multiplicité formée par la succession de nos états de conscience, dans le deuxième chapitre de L’Essai sur les données immédiates de la conscience, et, du côté de Deleuze, dans le deuxième chapitre de Différence et répétition intitulé « la répétition en elle-même », dans lequel celui-ci s’efforce de dégager les conditions du nouveau, à un triple niveau : celui de l’habitude et de la contraction avec Hume, celui de la mémoire, précisément avec Bergson, celui de l’action à travers un usage de la doctrine nietzschéenne de l’éternel retour.

Toutefois, si Deleuze reprend à Bergson sa conception de la durée comme élément plastique au sein duquel du nouveau se produit, ce n’est pas sans occulter (volontairement) une dimension fondamentale des analyses de Bergson. La nouveauté désigne en effet avant tout chez ce dernier la modalité originale sous laquelle nos états subjectifs se donnent à nous, ou se présentent à notre conscience, comme une succession temporelle à la fois continue et discontinue, comme une multiplicité de moments hétérogènes. En ce sens la nouveauté est inséparable de celui qui en fait à chaque fois l’expérience singulière, comme dans mes actes libres, ou dans mes choix, à travers lesquels je peux expérimenter que l’être est création. Or, dans ses analyses, et ce, non seulement dans Le bergsonisme, mais dès les premières études, Deleuze a tendance à faire de la durée une puissance de nouveauté autonome, une force, qu’il désolidarise de celui qui en fait l’expérience à travers sa conscience, et qu’il tire du côté de l’être, en la posant comme un plan de réalité plutôt que comme la trame d’une expérience individuelle. On pourrait dire qu’au va-et-vient bergsonien entre une expérience qui nous met en contact avec du nouveau, et la connaissance métaphysique du réel comme création continue avec laquelle cette expérience nous met en contact, Deleuze va substituer un « saut » dans l’ontologie, suivant lequel le réel apparaît lui-même comme une production de nouveauté, sans passer par une expérience singulière. C’est peut-être en ce sens que Deleuze se méfie parfois du terme de création, qui semble supposer un sujet ou un créateur comme une source, tandis que la « production », terme d’origine spinoziste, renvoie davantage à un processus immanent qui se déploie à partir de lui-même. Il arrive cependant parfois que Deleuze utilise ensemble les deux termes, non comme des synonymes, mais plutôt pour articuler les deux dimensions ou aspects du réel, qui renvoient chez lui à une double orientation a priori incompatible, celle de Spinoza, fondée sur la nécessité et l’éternité d’une productivité infinie, et celle de Bergson, fondée sur la nouveauté et la temporalité d’une création continue : « (…) la vie est production, création de différences » (Le bergsonisme, p. 101). Il reste que cette conciliation accomplie par Deleuze à travers l’élaboration de sa théorie de l’être marque sa différence avec la perspective de Bergson : il déplace la nouveauté de la métaphysique à l’ontologie.

b) La portée critique de la nouveauté

Mais ce caractère primitif ou immédiat de la nouveauté, tantôt retrouvée dans l’expérience, tantôt posé dans l’être, ne signifie pas pour nos deux auteurs qu’elle se donne ou se présente spontanément, ni qu’elle soit reconnue immédiatement comme telle par la pensée. C’est même parce que les structures constitutives de la pensée et les catégories traditionnelles de la philosophie, se montrent réfractaires à la nouveauté que Bergson et Deleuze vont en entreprendre la critique et la réforme. A travers cette critique, il s’agit pour eux de prendre acte de l’impuissance de la pensée à accueillir et comprendre la nouveauté, ou la création, et d’analyser les mécanismes de cette impuissance. Pour Bergson comme pour Deleuze, il y a une opposition entre d’un côté le sens commun qui méconnaît structurellement le nouveau, et de l’autre des expériences susceptibles de guider la pensée vers son analyse, en particulier celle de l’artiste qui joue un rôle décisif pour l’un comme pour l’autre. Mais si la nouveauté place les deux philosophes devant la tâche de « penser autrement », ceux-ci ne fournissent pas la même analyse des obstacles à l’affirmation du nouveau. Selon Bergson, la méconnaissance de la nouveauté repose sur une spatialisation du temps qui empêche d’en saisir la nature originale et profonde, comme changement et croissance. Cette spatialisation s’exerce aussi bien dans la mesure scientifique, le langage, que dans l’action du corps. L’analyse deleuzienne de la méconnaissance du nouveau transporte l’analyse de cette méconnaissance à l’intérieur même de la philosophie. C’est n’est pas dans l’attitude pratique ordinaire et dans l’attitude objective de la science que Deleuze situe sa critique, mais dans la philosophie elle-même. Ainsi, dans le chapitre central de Différence et répétition, intitulé « L’image de la pensée », Deleuze montre que la philosophie traditionnelle fait fond sur une image « dogmatique » ou « orthodoxe » qui expulse la nouveauté, ou la « différence », en se réfugiant dans une logique de la représentation, de l’identité, du jugement, pour laquelle « penser » signifie simplement « reconnaître » ou « identifier ». Mais au fond on pourrait dire que le mécanisme par lequel la pensée s’empêche de reconnaître la nouveauté, est semblable à celui déjà repéré par Bergson, et qui consiste en l’importation dans la spéculation des schèmes et habitudes de pensée du sens commun, qui empêchent de concevoir la nature créatrice du temps, et nous poussent à penser la création comme une fabrication, c’est-à-dire comme une reconfiguration d’éléments préexistants, et non comme l’apparition de quelque chose de véritablement nouveau. Ainsi Deleuze écrit : « L’image de la pensée n’est que la figure sous laquelle on universalise la doxa en l’élevant au niveau rationnel » (DR, p. 176). Ou encore, un peu plus loin : « ce qu’il faut reprocher à cette image de la pensée, c’est d’avoir fondé son droit supposé sur l’extrapolation de certains faits, et de faits particulièrement insignifiants, la banalité quotidienne en personne, la Récognition, comme si la pensée ne devait pas chercher ses modèles dans des aventures plus étranges ou plus compromettantes » (Ibid.). Suivant une inspiration nietzschéenne, Deleuze analyse finalement cette image de la pensée comme un dispositif de pouvoir dressé dans la pensée pour consacrer les valeurs établies, et réclame au contraire pour la philosophie la création de « valeurs nouvelles ». En ce sens, c’est avec « quelque chose de nouveau » que la pensée commence selon lui à penser, dans une rupture avec l’opinion.

c) La nouveauté et la vie
Il est frappant de constater que la critique et la réforme de la pensée conduites par ces deux philosophies au nom de la nouveauté rencontrent à chaque fois le domaine de la vie et du vivant comme un domaine de conceptualisation privilégié. C’est qu’en effet le vivant est par excellence exposé à la nouveauté, sous la forme des événements et des aléas qui surgissent dans son existence, et auxquels il se doit de réagir et de riposter en élaborant à son tour du nouveau dans un rapport créateur à son milieu. Si le vivant revêt une importance si capitale pour Deleuze, c’est parce qu’il fournit, à travers les conditions d’existence concrètes qui sont les siennes, un cas exemplaire de mise en échec de l’identité à soi (A=A), et impose de penser des relations fondamentalement asymétriques où entrent en jeu des initiatives créatrices. Ainsi, la vie apparaît comme une puissance de résolution de problèmes. Or, ce qui caractérise le rapport d’un problème à sa solution, ce n’est pas la ressemblance, mais la création ou l’invention. C’est non seulement la vie qui procède par problématisation, la construction d’un oeil par exemple étant justement la réponse à un problème posé en fonction de lumière (Le bergsonisme, p. 107 et sq.), mais c’est encore tout être vivant qui produit lui-même son existence à travers une telle activité créatrice de solutions à chaque fois inventées dans des circonstances singulières. La vie impose donc de concevoir des concepts capables de rendre compte d’une activité de création. Ainsi la distinction du virtuel et de l’actuel (sur laquelle nous revenons plus loin) est élaborée par Deleuze, dans le cadre de la conception d’une différence vitale et créatrice, pour remplacer l’opposition du possible et du réel, qui fonctionne selon une logique de ressemblance et de limitation qui ne saisit pas l’aspect positif et créateur de la vie. Toutes ces analyses sont profondément inspirées de Bergson qui entreprend lui aussi une critique de la connaissance et de la philosophie à même le domaine de la vie. Il montre ainsi dans L’évolution créatrice que la vie, en raison de ses caractéristiques ontologiques fondamentales, est sans doute le domaine où la pensée et ses concepts étalent le plus manifestement leurs limites face à la plasticité, l’imprévisibilité et la nouveauté qui apparaissent. Pour Bergson, comme pour Deleuze, la vie possède une double valeur, à la fois critique en direction de la pensée traditionnelle, et positive comme ressource pour penser la création. Toutefois, la vie n’a peut-être pas la même valeur pour l’un comme pour l’autre, et c’est peut-être en un chiasme que les deux pensées se positionnent l’une par rapport à l’autre. Tandis que Bergson retrouve la nouveauté dans la vie, sous la forme empirique de l’évolution, Deleuze retrouve la vie comme principe de la nouveauté ou de la différence. Si pour Bergson, la vie ne peut être pensée sans la nouveauté, qui renvoie métaphysiquement à la durée comme à un acte de création, pour Deleuze c’est, semble-t-il, la nouveauté, ou ce qu’il appelle la « différence » comme mouvement de différenciation, qui ne peut être pensée sans la vie, la différence au sens où il l’entend se présentant avant tout comme une différence « vitale ».

Cependant, tandis que pour Bergson la vie comme acte de création retentit essentiellement de manière critique sur la connaissance, c’est au nom d’une réflexion sur la culture que Deleuze utilise pour son compte la vie comme une ressource critique suivant une inspiration nietzschéenne cette fois.

d) La question du nouveau dans l’horizon de la culture

Conçu comme on le voit à partir d’une lecture de Bergson, et reversé dans le cadre d’une ontologie sous le nom de « différence », le motif de la nouveauté est en effet repris et réinvesti par Deleuze dans un projet plus vaste, jusqu’à constituer l’enjeu d’une pensée politique et d’une réflexion sur la culture. Il n’est plus question de simplement constater avec Bergson, et sur un terrain strictement métaphysique, « d’habitude, nous manquons la création », au sens où nous sommes incapables de la penser et de la connaître comme telle, mais bien plutôt de s’écrier, dans une protestation contre l’époque : « aujourd’hui, nous manquons de création ! » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 104). A travers la question du nouveau, la fonction de la philosophie n’est plus de répondre à un besoin de vérité, ou d’ouvrir à la connaissance du réel, mais d’en appeler à ce que Deleuze appelle de « nouvelles possibilités de vie », ou encore de « nouvelles allures », suivant une expression qui revient souvent chez Deleuze (voir par exemple la fin de Mille plateaux, Paris, Minuit, p. 625) et qui renvoie à l’oeuvre de Canguilhem.

Par là même, la question de la philosophie entre dans un rapport constitutif avec le temps, mais en un autre sens de ce terme, le temps au sens de l’époque, que Deleuze appelle aussi « maintenant » ou « aujourd’hui ». La nouveauté est alors reprise comme une exigence de création qui appelle la promotion des forces capables de transformer le présent et de l’emmener sur des voies nouvelles, suivant la formulation qu’en donne Nietzsche : « Agir contre le passé, et ainsi sur le présent, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir » (Nietzsche et la philosophie, p. 122). Mais, dans cette nouvelle position du problème par rapport à l’époque, il ne s’agit pas pour Deleuze d’opérer un retour à l’histoire. L’originalité de la perspective deleuzienne est de renvoyer dos à dos la contemplation de l’éternité et la réflexion sur l’histoire. Car s’il est bien question d’un rapport de la pensée, non plus avec des « vérités éternelles », ou des essences, mais avec le temps au sens de l’époque, ce n’est cependant pas avec les conditions historiques comme « état de chose » existant, que la philosophie doit renouer, mais bien plutôt avec ce qui échappe à l’histoire, c’est-à-dire précisément avec ce qui surgit de nouveau, que Nietzsche appelle « intempestif », Foucault « actuel » et Deleuze « devenir » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 107). Tous ces termes renvoient, sous des coordonnées théoriques et des noms différents, aux forces extérieures nouvelles de l’époque (le « dehors ») avec lesquelles la pensée doit entrer en connexion. Le nouveau c’est en effet « ce que nous sommes en train de devenir », l’« actuel », que Foucault oppose au « présent » qui désigne « ce que nous sommes » et que nous avons cessés d’être. C’est dans une telle perspective, explicitement inspirée de Foucault, que, dans un article intitulé « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (Pourparlers, p. 240 et suivantes), Deleuze propose d’analyser les « nouvelles forces » à l’oeuvre dans la société au début des années 1990 sous le nom de « contrôle » : « (…) les sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que nous cessions d’être. (…) Ce sont les sociétés de contrôle qui sont entrain de remplacer les sociétés disciplinaires » (P., p. 241, souligné par Deleuze). Dans de telles analyses, la nouveauté n’est pas ce qui saute aux yeux, ni ce qui est imposé comme tel (la mode), mais ce qui réclame une grande patience et une grande sensibilité aux « nouvelles forces qui frappent à la porte », qualités que Deleuze admirait particulièrement dans l’oeuvre de Foucault, spécialement dans les entretiens contemporains de ses livres, où il cherche à diagnostiquer le nouveau : « qu’en est-il aujourd’hui de la folie, de la prison, de la sexualité ? Quels nouveaux modes de subjectivation voyons-nous apparaître aujourd’hui, qui, certainement, ne sont ni grecs ni chrétiens ? » (« Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Michel Foucault philosophe, p. 192).

Ce nouveau rapport de la philosophie à la nouveauté appelle une redéfinition aussi bien de la tâche que du rôle du philosophe. Le philosophe devient, selon l’expression de Nietzsche, « médecin de la civilisation » et doit « diagnostiquer nos devenirs actuels » (Qph ?, p. 108), c’est-à-dire dégager ou repérer ce qui à chaque fois se donne effectivement (et non en apparence) comme « nouveau » dans une époque. Sous des formulations différentes, il s’agit toujours pour Deleuze d’évaluer les potentialités créatrices d’un milieu, d’une société, en dégageant la part de nouveauté et de conformité d’une époque. Deleuze utilise plusieurs termes pour désigner ces potentialités créatrices : « quels devenirs nous traversent aujourd’hui ? », « qu’est-ce qui fuit à chaque instant dans une société ? », « quels sont nos nomades aujourd’hui ? ». « Devenirs », « lignes de fuite » et « nomades » désignent la même chose sous des noms différents : les singularités ou les forces créatrices qui échappent aux codes et aux normes, aux puissances de normalisation, d’organisation et de régulation, et qui ouvrent de nouvelles voies.

Il convient cependant de préciser que cette analyse des ressources créatrices ne revient pas absolument pas à faire l’apologie de la nouveauté pour elle-même. Toutes les nouveautés et toutes les expérimentations ne se valent pas. En particulier, s’agissant du domaine politique, le fascisme (en dépit du thème de la nouveauté qu’il exploite largement) dessine moins des lignes créatrices, que ce que Deleuze et Guattari appellent, dans Mille plateaux, des « lignes de mort ». Le critère immanent pour juger de la qualité de chaque expérience et de chaque processus, c’est leur teneur en créativité et l’intensité qu’ils atteignent dans cette créativité, le risque étant surtout pour chaque processus de voir son mouvement de création s’arrêter, retomber, et s’inverser : « réversion de la ligne de fuite en ligne de destruction » (Ibid., p. 283). Ainsi le fascisme s’efforce de « colmater toutes les lignes de fuites possibles », « se construit sur une ligne de fuite intense, qu’il transforme en ligne de destruction et d’abolition pures » (Ibid., p. 281). On voit que la question n’est pas seulement celle, générale, de la possibilité du nouveau, mais de déterminer à chaque fois quelle nouveauté, selon quel degré de créativité et d’intensité.
e) La nouveauté entre ontologie et métaphysique
On peut donc tenter de préciser les deux voies suivies par les deux penseurs pour penser la nouveauté, et revenir sur la différence entre les questions qu’ils posent chacun pour leur compte. Bergson part du fait de la nouveauté et se demande : comment se fait-il que nous ne parvenions pas à penser de manière satisfaisante le changement, la création, l’évolution ? De son côté, Deleuze pose une question différente qui est celle de laquelle nous sommes partis en introduction : comment peut-il y avoir du nouveau ? Comment l’apparition de quelque chose de nouveau est-elle possible ? Formulée dans ce style transcendantal déjà relevé, on voit qu’une telle question n’a pas de sens pour Bergson. Pour lui, la nouveauté est sans conditions. Elle est proprement inconditionnée, et ce n’est que rétrospectivement, une fois apparue, qu’on pourra dégager ses conditions, c’est une fois réelle, qu’elle sera possible. Par conséquent, si elle n’est pas sans origine, en ce sens qu’elle renvoie à la durée comme à l’acte qui l’engendre, la nouveauté est pour Bergson sans conditions. Pour Deleuze, à l’inverse, la nouveauté est sans origine, en ce sens qu’elle est première ontologiquement, tandis qu’elle possède en revanche des conditions qui ne sont pas des circonstances historiques, ou empiriques, mais des coordonnées ontologiques. Pour appréhender la nouveauté, il y aurait alors deux voies : celle de Bergson, qui se déploie du côté de la métaphysique et s’efforce de renouer avec l’origine de cette nouveauté à l’intérieur de l’expérience ; celle de Deleuze qui s’engage du côté de l’ontologie absente chez Bergson, en ce sens qu’il n’y a pas chez lui d’exposition directe d’une théorie de l’être. L’être n’est à chaque fois retrouvé qu’indirectement, à travers des expériences singulières et une critique des médiations qui nous en éloignent. En revanche, on trouve chez Deleuze l’élaboration d’une ontologie susceptible de rendre compte de la nouveauté qui puise largement chez des auteurs comme Simondon et Whitehead, tous deux penseurs de l’être comme devenir et processus. Enfin, contrairement à ce qui se passe chez Bergson qui constate le fait du nouveau en l’élucidant dans son origine, mais sans le décrire pour lui-même, on trouve chez Deleuze des analyses et des descriptions de la production de nouveauté, dans divers domaines comme le langage (par ex. Mille plateaux, p. 127 et suivantes), l’art (par ex. dans Kafka, p. 148 et suivantes, sur les conditions de production de nouveaux énoncés dans la littérature), la technique (par ex. Mille plateaux, p. 491 et suivantes, sur la métallurgie comme procédé « nomadique » de mise en variation de la matière), ou la science (Mille plateaux, p. 446 et suivantes, sur les « sciences mineures » comme potentiel de création récupéré par la « science royale »), etc. Ainsi dans Mille plateaux, 4ème plateaux « 20 novembre 1923 – Postulats de la linguistique », Deleuze et Guattari se montrent attentifs à tous les facteurs capables d’instaurer un usage créateur dans la langue : comment du nouveau peut-il se produire dans une langue ? Les auteurs définissent ainsi un traitement créateur de « mise en variation » de la langue, propre aux langues dites « mineures » comme l’allemand de Prague, le black-english ou le québécois. De ce point de vue, les langues mineures fournissent le point de départ et le terrain d’une réflexion sur la création et apparaissent non pas comme des « sous-langues, idiolectes ou dialectes », mais comme « des agents potentiels pour faire entrer la langue majeure dans un devenir minoritaire de toutes ses dimensions et de tous ses éléments » (Mille plateaux, p. 134).

On voit donc que, dès lors qu’elle est prise comme objet par la pensée, la nouveauté impose un effort de renouvellement conceptuel ainsi qu’une critique des cadres et de des catégories traditionnels. C’est ce remodelage tel qu’il intervient dans la pensée de Deleuze qu’il convient à présent de prendre en compte, remodelage suivant lequel « penser » signifie désormais « expérimenter », « diagnostiquer », « créer ».

II) La pensée et le nouveau : allures de la pensée deleuzienne de la nouveauté

a) Expérimenter

C’est toujours dans des termes similaires que Deleuze définit la pensée comme expérimentation. Ainsi dans Pourparlers (p. 144) : « Penser, c’est toujours expérimenter, non pas interpréter, mais expérimenter, et l’expérimentation, c’est toujours l’actuel, le nouveau, ce qui est en train de se faire ». Ou encore dans Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 106 : « Penser, c’est expérimenter, mais l’expérimentation, c’est toujours ce qui est en train de se faire — le nouveau, le remarquable, l’intéressant ». En d’autres termes, lorsque la pensée prend pour objet la nouveauté, elle devient « expérimentation ». Ce terme revient constamment sous la plume de Deleuze et apparaît pour la première fois dans Nietzsche et la philosophie. De manière négative, on peut dire que l’expérimentation s’oppose à la pensée conçue comme réflexion, contemplation ou interprétation, trois activités à chaque fois marquées selon Deleuze par la transcendance (de l’objet, de l’essence ou du sens). Positivement, « expérimenter » signifie principalement trois choses. D’abord expérimenter signifie « essayer » ou « tenter » des directions nouvelles, des voies inconnues, en dehors des opinions et des frayages tout faits ou des habitudes de penser et de perception ; mais « expérimenter » cela signifie aussi « prendre part activement », s’engager ou s’impliquer, au sens où la pensée n’est pas simplement spectatrice ou contemplative, mais où elle participe de manière active à ce qu’elle tente ; enfin, dans l’expérimentation, la pensée s’engage dans un processus dont elle ignore l’issue ou le résultat, et c’est en cela qu’elle est étroitement liée à l’expérience de la nouveauté. Si la pensée se définit par l’expérimentation, il reste que c’est à la philosophie qu’il revient de comprendre la production du nouveau à l’intérieur des concepts, tandis que l’art, qui est aussi une forme de la pensée, ne saisira la nouveauté qu’à travers les percepts qu’il invente.

b) Diagnostiquer

La philosophie attentive aux lignes de mutation et de transformation n’est pas seulement expérimentation, c’est-à-dire participation active à l’élaboration de nouveauté, mais elle doit aussi sélectionner, évaluer, analyser les processus, c’est-à-dire pratiquer ce que Deleuze appelle le « diagnostic ». Il s’agit là d’un terme médical qu’il emprunte à Nietzsche qui, comme on l’a vu, conçoit le philosophe comme un « médecin de la civilisation ». « Diagnostiquer » cela signifie lire les symptômes, suivre les indices, être attentif aux signes, aux forces nouvelles et vives selon une démarche qui s’effectue au cas par cas, de manière à chaque fois singulière à « ce qui est en train de se faire ».

Une telle activité prend plusieurs formes dans l’oeuvre de Deleuze : l’analyse des signes (dans Proust et les signes), des lignes et des agencements (dans L’Anti-Oedipe et Mille plateaux), etc. et reçoit plusieurs noms : « schizo-analyse », « pragmatique », « micro-politique », etc. Mais on pourrait en trouver une forme d’expression concrète dans les marges de cette immense production philosophique d’une trentaine de livres : dans les articles. L’intérêt immense de la publication en cours des articles de Deleuze est en effet de mettre en évidence cette activité diagnosticienne comme attention portée à la nouveauté, au sens où Deleuze l’entend, attention à ce qui est « en train de se faire ». Autour de ses livres, Deleuze écrit beaucoup de textes : articles, préfaces, comptes-rendus, auxquels on peut ajouter les entretiens (On trouvera une bibliographie générale de ces textes, dans L’île déserte et autres textes (Paris, Minuit, 2002) pour la période 1953-1974 (pp. 404-410), et dans Deux régimes de fous et autres textes, (à paraître aux éditions de Minuit également) pour les écrits de la période 1975-1995). On découvre en effet dans ces textes autre chose qu’un ensemble d’écrits mineurs ou marginaux. Ce travail constitue sans aucun doute un mode d’expression philosophique à part entière, selon un régime de discours comportant sa propre nécessité. Il apparaît clairement à leur lecture que ces textes font en réalité bien plus qu’entourer l’oeuvre, simplement en accompagnant et en préparant les livres. Quelle autre fonction ont-ils ? Ces textes constituent précisément autant de « diagnostics » qui repèrent dans tous les champs (philosophique, artistique, social, etc.), les événements et les singularités qui sont partout au travail. Ainsi, il ne s’agit jamais pour Deleuze, dans ces écrits, de discuter, critiquer ou interpréter, mais toujours d’expérimenter, au sens donné plus haut, ce qu’il considère chez un auteur, dans un livre ou dans une oeuvre, comme quelque chose d’« intéressant » ou de « remarquable », deux catégories qui se substituent chez lui à celles, traditionnelles, du vrai et du faux, et qui, loin de désigner l’expression subjective d’une préférence contingente, relèvent d’un sens de l’événement comme capacité à discerner et évaluer l’originalité objective et à la distinguer de la simple banalité ou de la conformité à des valeurs établies. Cette démarche consiste donc à suivre, à travers les cas et les circonstances, ce qui est « en train de se faire », pour en saisir la « nouveauté ». La « nouveauté » fonctionne bien systématiquement dans ces articles comme une catégorie laudative et un critère de ce qui est important ou intéressant : génie de Bergson créant « de nouveaux concepts » qui « donnent aux choses une vérité nouvelle, une distribution nouvelle, un découpage extraordinaire » (L’île déserte, p. 28) ; grandeur de Sartre qui « sut dire quelque chose de nouveau » et « apprit de nouvelles façons de penser » (ibid., p. 109) ; irruption de Foucault dans la philosophie comme « nouvel archiviste » et « nouveau cartographe », qui marque la naissance de « quelque chose de nouveau, profondément nouveau » (Foucault, p. 11, texte paru la première fois sous forme d’article dans la revue Critique, n°274) ; portée décisive des révoltes de prisonniers, au début des années 70, qui indiquent que « quelque chose de nouveau se passe dans les prisons et autour des prisons » : la production d’un « nouveau type de réunion » autour de l’amélioration des conditions de détention (L’île déserte, p. 285, « Ce que les prisonniers attendent de nous », article initialement paru dans Le Nouvel Observateur du 31/01/1972), etc.

Chaque texte se présente donc comme la restitution vive de quelque chose de nouveau qui force la pensée à se renouveler en renonçant aux vieilles catégories de la conscience, du sujet, de l’objet, de la vérité, etc. La nouveauté d’un livre, d’un auteur, d’un concept, etc., est à chaque fois capté par un Deleuze à l’affût, guettant les événements susceptibles de renouveler nos manières d’agir, de percevoir et de penser. Or, c’est peut-être ici qu’on peut peut-être le mieux rejoindre le sens profond de l’entreprise deleuzienne, au moment même où l’on pourrait confondre cette démarche attentive à la nouveauté avec une sorte de journalisme, ou avec une attitude d’esthète collectionnant les curiosités et les raretés, s’abandonnant au vertige de ce qui passe et au plaisir fugitif de la circonstance. Car la nouveauté désigne bien plus radicalement l’objet d’une tâche philosophique qui, on le voit, traverse toute l’oeuvre de Deleuze à travers une théorie de l’être, une réflexion sur la culture, mais aussi, comme nous le verrons, une théorie de l’être social, l’ensemble reposant sur une redéfinition de la pensée comme création.
c) Créer
Tout l’effort de Deleuze consiste ainsi à mettre la création dans la pensée, à définir la pensée par la création. Si c’est toute la pensée qui est concernée par cette définition, c’est que « penser » n’est pas le privilège unique de la philosophie, pas plus que l’art n’a la privilège de la création. L’art et la science ne pensent pas moins que la philosophie et ces trois domaines de la pensée se définissent chacun par la création. Seulement Deleuze montre dans Qu’est-ce que la philosophie ? que chacun des domaines de la pensée crée quelque chose qui lui est propre : la philosophie crée des « concepts », l’art des « percepts », la science des « prospects ». Deleuze définira toujours la philosophie comme une « création de concepts ». Il oppose cette conception de la philosophie à celle qui en fait une activité de contemplation, de réflexion ou de communication. La philosophie a pour unique fonction de créer de nouveaux concepts. C’est pourquoi l’objet de la philosophie, ce ne sont ni des essences ou des abstractions auxquelles la philosophie aurait le privilège de nous faire accéder (contemplation), ni des objets auxquels elle serait extérieure (réflexion), ni des opinions qu’elle devrait examiner (communication). Une telle définition de la philosophie comme création de concepts suppose deux choses : d’une part que chaque philosophie est singulière, et doit être mise en rapport avec les concepts qu’elle crée, les problèmes qu’elle pose et ce que Deleuze appelle le « plan » qu’elle trace (c’est-à-dire l’espace où ses concepts se distribuent), ce qui suppose qu’il n’y a pas de hiérarchie possible entre les différentes philosophies au nom d’un critère transcendant, mais que chaque philosophie est un événement qui doit être saisi dans sa singularité ; mais cela ne signifie pas, d’autre part, que tous les concepts se valent, car c’est bien en fonction de la « nouveauté », posée comme critère, que les concepts peuvent être comparés : « Si un concept est ‘‘meilleur’’ que le précédent, c’est parce qu’il fait entendre de nouvelles variations et des résonances inconnues, opère des découpages insolites, apporte un Evénement qui nous survole » (Qph ?, p. 32). Toutes les pensées ne se diluent donc pas dans une multiplicité infinie. Il reste des pointes de singularité, des points remarquables qui correspondent à un plus grand degré de nouveauté. Les grands philosophes sont ceux qui sont capables de la plus grande nouveauté pour la pensée : « (…) n’est-ce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y aurait pas deux grands philosophes sur le même plan. C’est vrai que nous n’imaginons pas un grand philosophe dont on ne doive dire : il a changé ce que signifie penser, il a ‘‘pensé autrement’’ (suivant la formule de Foucault) » (Qph ?, p. 52).
d) Une nouvelle orientation
A chaque niveau de sa réflexion, Deleuze oppose la nouveauté comme parti pris de l’immanence des processus à la perspective inverse qui l’évacue, selon un point de vue abstrait et transcendant. Ainsi, il oppose une théorie de la différence à une philosophie de l’identité et de la représentation, en dressant par là une nouvelle « image de la pensée » ; sur le terrain pratique, il oppose l’éthique et l’existence (qui procèdent toujours de manière immanente par essais, expérimentations, épreuves et rencontres, autrement dit par inventions) à la morale et au jugement (qui procède de manière transcendante par critères préexistants et universels comme le bien et le mal) ; il oppose l’institution comme invention et « modèle positif d’action » à la loi qui opère par application et limitation, en jouant la jurisprudence contre le droit (sur cette distinction entre la loi et l’institution, voir « Instincts et institutions », in L’île déserte, p. 25) ; il oppose enfin dans le champ social des agencements de désir à des agencements de pouvoirs, en suivant les lignes de mutation et de transformation qui parcourent ce champ. A tous les niveaux, le sens de l’entreprise deleuzienne est de promouvoir, dans la pensée, les conduites et les pratiques, individuelles et collectives, les processus de création, et de dénoncer les dispositifs qui menacent de les étouffer et s’opposent par là à la vie. C’est cette perspective qui se déploie dans toute l’oeuvre du philosophe.

Tentons à présent de parcourir cette oeuvre à travers ses trois périodes, en suivant le fil conducteur de la question du nouveau pour essayer de dégager l’unité du projet et les différents moments qui l’organisent.

3) Le déploiement de la nouveauté dans l’oeuvre de Deleuze : l’ontologie, la politique et l’esthétique
a) 1953-1969 : la nouveauté comme motif d’une ontologie de la différence

La première période de l’oeuvre de Deleuze qui s’étend d’Empirisme et subjectivité (1953) jusqu’à Différence et répétition et Logique du sens (1968) paraît dominée dans un premier temps par des études sur auteurs , des livres d’histoire de la philosophie au sens classique (sur Hume, Kant, Bergson, Spinoza, Nietzsche).

Du point de vue qui nous occupe, il est remarquable que Deleuze, si soucieux de faire oeuvre de création, ait commencé par une forme aussi codée et contraignante que l’histoire de la philosophie. Mais la nouveauté de son projet, ne pouvait apparaître au début pour des raisons que Deleuze fournit dans un passage qui porte sur l’essence des choses et qui, tel qu’il se présente, ne peut manquer d’évoquer la logique du déploiement de sa propre oeuvre : « On sait que les choses et les personnes sont toujours forcées de se cacher quand elles commencent. Comment en serait-il autrement ? Elles surgissent dans un ensemble qui ne les comportait pas encore et doivent mettre en avant les caractères communs qu’elles conservent avec l’ensemble, pour ne pas être rejetées. L’essence d’une chose n’apparaît jamais au début, mais au milieu, dans le courant de son développement, quand ses forces se sont affermies » (Cinéma 1, p. 11). Tout se passe en effet comme si c’était bien « au milieu » de son déploiement, c’est-à-dire à partir de Différence et répétition que la nouveauté du projet deleuzien pouvait apparaître, non pas dès les premières études ou « commentaires », qui pouvaient faire passer Deleuze pour un historien de la philosophie, ce qu’il fut bien d’une certaine manière, mais contraint et forcé par l’état du champ philosophique d’après-guerre qui, comme il l’explique dans Dialogues, fonctionne comme une véritable structure de pouvoir et de contrôle, à travers la production d’un canon, d’une orthodoxie, d’un savoir obligé, dont l’assimilation fonctionne comme exigence d’admission à la parole autorisée : « Comment voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux ? » (Dialogues, p. 20-21).

Mais de quoi est-il question dans cette première période de l’oeuvre de Deleuze par dessous les commentaires ? De bâtir une théorie de l’être susceptible de rendre raison de l’apparition du nouveau. La nouveauté, c’est ce que Deleuze appelle aussi d’un autre nom pendant toute cette période, celui de « différence ». Cette synonymie entre les deux termes est explicitement assumée par Deleuze lui-même : « La différence est le nouveau, la nouveauté même » (L’île déserte, p. 64). Or, c’est bien avec Bergson que Deleuze semble découvrir cette question dès les premiers textes qu’il écrit en 1956, dans « Henri Bergson 1859-1941 », et surtout dans « La conception de la différence chez Bergson ». Ce que Deleuze cherche à établir à travers sa lecture de Bergson, c’est une nouvelle conception de la différence, conception dynamique (la différence est un processus et un acte – de différenciation – et non un ensemble de caractères distinctifs) et immanente (la différence n’est pas « entre » deux choses, mais « dans » les choses qui sont alors des « tendances »). Durant cette période, l’acquis essentiel, du point de vue de l’élaboration d’une ontologie de la nouveauté, est la distinction entre le virtuel et l’actuel qui, comme on l’a évoqué plus haut, a pour fonction de remplacer la distinction du possible et du réel incapable de rendre compte de l’apparition de nouveauté. Cette distinction est posée très tôt par Deleuze et sera reprise dans toute son oeuvre. Or, c’est précisément chez Bergson que Deleuze trouve les ressources conceptuelles d’une telle élaboration. En quoi consiste cette distinction ? Elle consiste à dire que l’élément ontologique à partir duquel se déploie le réel n’est pas le possible, mais le virtuel. Il s’agit par là de concevoir et de distinguer deux types de processus : la « réalisation », qui s’effectue à partir du possible, et l’« actualisation », qui se fait à partir du virtuel. Or ce qui caractérise la réalisation, c’est qu’elle procède par ressemblance (le réel est censé être à l’image du possible) et par limitation (certains possibles passent dans le réel et d’autres sont exclus) ; à l’inverse l’actualisation suppose, d’une part, la différence et même, de manière dynamique, la « divergence » et non la ressemblance, et, d’autre part, la création et non la limitation. Deleuze élabore par là un principe fondamental de son ontologie qui repose sur la conception d’une « différence vitale » et qui traversera l’ensemble de son oeuvre et qui a pour fonction d’aménager une théorie de l’être qui rende raison de la production de nouveauté.

b) 1968-1980 : la politique et le nouveau

Cette période s’étend de 1968 et court jusqu’à 1980 (date de parution de Mille plateaux). Au lendemain de la parution Différence et répétition et Logique du sens commence en effet pour Deleuze une oeuvre théorique commune avec Félix Guattari qui a justement valeur d’expérimentation à la fois dans son projet d’ensemble (essayer de « faire une philosophie » selon l’expression de Deleuze dans Pourparlers, p. 187), dans son mode de production singulier (« écrire à deux »), et dans son expression enfin (avec des livres de philosophie étranges comme L’Anti-Oedipe en 1972 et Mille plateaux en 1980).

Dans un cadre théorique original Deleuze et Guattari proposent une nouvelle manière d’aborder la société en se fondant sur une analyse de ce qu’ils appellent des « lignes » qui sont des processus qui la traversent et qui dans Mille plateaux définissent les êtres, collectifs ou individuels. Par là, c’est la manière d’aborder l’analyse de la société et du social qui se trouve renouvelée précisément à travers la question de la nouveauté : quelles sont les conditions de production de la nouveauté dans un champ social donné ? Mais contrairement à ce que peut faire Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, en confiant à des individus exceptionnels la capacité de transformer la société, de l’emmener sur des voies nouvelles, il s’agit d’expliquer la puissance de transformation de manière immanente, en la rapportant aux potentialités créatrices propre au champ social. Ils rejoignent par là des auteurs comme Simondon ou Tarde qui s’efforcent eux aussi de rendre compte des mutations à l’intérieur du social sans passer par une théorie du grand homme ou du génie.

Articulée à la question de la nouveauté, la réflexion politique de Deleuze et Guattari renverse le sens de la démarche de la philosophie politique moderne qui cherche à comprendre génétiquement la formation de la société en se tournant vers son origine ou son fondement. De même, envisager la société à partir de la question de la nouveauté susceptible de s’y produire, renverse aussi bien le point de vue sociologique sur la réalité sociale : non plus dégager des lois pour expliquer la régularité des phénomènes sociaux, mais dégager les conditions de mutation et de transformation susceptibles de se produire.

Dans un tel contexte, le problème politique n’est plus, comme chez Hobbes ou Rousseau, celui du droit et de la limitation des libertés, mais celui de la production et de la maîtrise des « flux » de création. Ce n’est plus le problème de la domination qui est posé, par rapport aux effets du pouvoir sur la liberté, mais celui de la création, qui concerne les effets de certains « agencements », ou dispositifs, qui neutralisent la nouveauté, sur d’autres agencements de désir qui introduisent des lignes de transformation ou de mutation. La tâche à accomplir par le philosophie face à ce système qui fuit est alors multiple, et doit circuler sur plusieurs niveaux. Tantôt il s’agit d’évaluer les lignes en fonction de leur potentiel de transformation, de déterminer leur importance en fonction de la nouveauté qu’elles sont capables d’introduire (d’après ce que Deleuze et Guattari appellent leur caractère « révolutionnaire »), suivant travail d’évaluation qui suppose un tri, une sélection, des lignes : « Ce qui nous intéresse actuellement, ce sont les lignes de fuite dans les systèmes, les conditions dans lesquelles ces lignes forment ou suscitent des forces révolutionnaires, ou restent anecdotiques » (L’île déserte, p. 388). Tantôt, il s’agit de suivre ces lignes, d’en épouser le devenir, de montrer en quoi consiste leur nouveauté, en multipliant les analyses, les cas, les exemples, les concepts, souvent étranges : « machines révolutionnaires », « machines de guerre », « devenirs », « minorités », « heccéités », « rhizome », etc., tout une série de termes qui cherchent à épouser la plasticité du processus de production de nouveauté. Tantôt il faut tâcher d’analyser le processus inverse, d’anti-création, qui bloque ou neutralise les processus de transformation, cherche à « bloquer », « colmater », « réprimer », « écraser », « étouffer » les lignes de fuite par tous les moyens, à travers des opérations décrites dans les termes de Foucault, procédures d’assujettissement, de domestication ou de normalisation, par lesquelles les agencements de pouvoir, les appareils d’Etat, cherchent à « discipliner » les corps, à « strier » l’espace, à « segmentariser » les lignes, à « coder » les flux de désir, opérations qui apparaissent de l’intérieur même des processus « révolutionnaires » : « Il n’y a pas de révolution sans une machine de guerre qui organise et unifie. On ne se bagarre, on ne se bat pas à coups de poing, il faut une machine qui organise et unifie. Mais jusqu’à présent, il n’a pas existé dans le champ révolutionnaire une machine qui ne reproduisait, à sa façon, tout autre chose, c’est-à-dire un appareil d’Etat, l’organisme même de l’oppression » (Ibid., p. 389). D’où le problème soulevé : « Comment une machine de guerre pourrait tenir compte de toutes les fuites qui se font dans le système actuel sans les écraser, les liquider, et sans reproduire un appareil d’Etat ? » (Ibid., p. 389).

On comprend alors qu’il n’est peut-être pas question pour Deleuze et Guattari de « proposer quelque chose ». Le but pour eux n’est pas de « faire la révolution ». Il s’agit plutôt d’intensifier la production de nouveauté, de relancer les processus de fuite à l’infini : non pas détruire, renverser, liquider le pouvoir, mais le « faire fuir » de tous les côtés, « passer à travers ses mailles plutôt que de rompre avec lui » (Mille plateaux, p. 432). Dans cette perspective, l’art jouera un rôle privilégié, décisif, non seulement comme force transformatrice, « machine révolutionnaire », mais comme outil d’analyse. Ainsi, c’est dans le livre sur Kafka qu’est élaborée, au cours de cette période, la notion décisive de « minorité » qui désigne les singularités, devenirs, événements, et qui définit une condition essentielle de création, en ce sens que ce qui est « mineur » est créateur, par opposition à ce qui correspond à une norme et qui compose à l’inverse une « majorité » comme conformité à un modèle. Cette perspective originale qui prend en charge l’analyse des conditions d’émergence du nouveau dans un nouveau lexique, Deleuze et Guattari l’appelle « schizo-analyse », « analyse des lignes, des espaces, des devenirs » (Pourparlers, p. 51), dont le but, encore une fois, n’est pas d’interpréter, de prédire ou de transformer, mais de lire et d’évaluer, en un mot défini plus haut, de « diagnostiquer » le fonctionnement d’un champ social, en guettant, en captant les devenirs qui le traversent, les possibilités de mutation qu’il recèle, les potentialités créatrices qu’il comporte.

Telle est la pensée politique qui s’élabore de livre en livre à partir de 1968, pensée déroutante par rapport à la tradition, parce qu’elle se situe dans une perspective originale, celle de l’actuel et du nouveau, pensée décevante aussi, si on lui demande ce qu’elle refuse, à savoir des solutions, un programme, un idéal, parce que sa démarche est ouverte, questionnante, problématisante et limitée : « A chaque moment, qu’est-ce qui fuit dans une société ? » (Mille plateaux, p. 250).

Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce dispositif conceptuel foisonnant, et au premier abord énigmatique, élaboré par Deleuze et Guattari dans cette période, loin de composer un point de vue abstrait sur la société, marque en réalité une radicalisation et un renouvellement profond de l’analyse du champ social, selon une perspective désormais située à un niveau infinitésimal, on pourrait dire « transcendantal », qui vise les conditions concrètes de mutation d’un champ social donné, si bien que le social se voit désormais appréhendé dans son niveau de réalité le plus effectif, c’est-à-dire dans le moment même de sa production. Une telle perspective fait apparaître le champ social comme un système parcouru d’événements, de dynamismes, de processus, que Deleuze et Guattari appellent des « lignes de fuite » ou encore des « flux » ou « pointes » de « déterritorialisation », par quoi ils entendent les facteurs de transformations, les potentialités créatrices propres à une société qui doit alors être comprise, à la manière de Gilbert Simondon, comme un système métastable, c’est-à-dire « en devenir constant » en fonction du potentiel qu’il comporte et qu’il actualise, dans lequel peuvent se produire des transformations imprévisibles, et qui appelle une analyse des forces ou agencements qui bloque la production de nouveauté. On trouvera une application concrète de cette réflexion sur les « conditions » ou « possibilités de création » dans un entretien de 1985 intitulé « Les intercesseurs » (Pourparlers, p. 165 et suivantes), dans lequel Deleuze aborde la question de la concurrence entre l’audiovisuel et la littérature comme menace pour le livre. La position de Deleuze sur une telle question revient à déplacer le débat de la fausse opposition entre audiovisuel et littérature, à ce qui est selon lui la véritable opposition, celle entre les potentialités créatrices de l’audiovisuel et celles de la littérature d’un côté, et les pouvoirs de domestication d’autre part, qui bloquent les processus de création par l’instauration d’un « espace culturel de marché et de conformité » (Pourparlers, p. 179).

c) 1980-1995 : la philosophie et les expérimentations de l’art

La dernière période de l’oeuvre de Deleuze (qui s’ouvre après Mille plateaux et s’étend jusqu’à son dernier livre), est incontestablement marquée par les arts : un livre sur la peinture de Francis Bacon, (Logique de la sensation), deux gros livres qui forment, en diptyque, une monumentale étude sur le cinéma (L’image-mouvement cité en commençant et L’image-temps), une postface à des pièces de Samuel Beckett (L’épuisé), une étude sur Leibniz et le baroque (Le pli), une étude sur la littérature (Critique et clinique), tandis que le dernier livre écrit avec Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?) est d’un bout à l’autre hanté par la question des rapports entre l’art et la philosophie.

C’est à un double point de vue que Deleuze articule la question de la nouveauté et le domaine des arts dans cette dernière période de son oeuvre : d’une part, l’art est utilisé et investi comme un domaine d’expérimentations susceptibles de mettre la philosophie en contact avec des problèmes et des démarches capables de nourrir la création de concepts (ce qui est l’objet propre de la philosophie) – en ce sens, il ne s’agit pas de sortir de la philosophie par l’art, mais de puiser dans son domaine une matière riche pour la création conceptuelle ; d’autre part, l’art se présente lui-même comme un cas, ou un type de devenir, qui demande à être suivi et capté dans sa nouveauté. Si l’art et la philosophie doivent cependant être distingués, ce n’est pas comme deux domaines étrangers ou totalement extérieurs l’un à l’autre. Il ne faut pas opposer la philosophie et l’art comme la pensée et la création. L’art et la philosophie représentent deux manières de penser et de créer, mais selon un matériau propre : les « percepts » pour l’art, les concepts pour la philosophie. Ce que Deleuze cherche ainsi dans la littérature, la peinture, le cinéma, etc. c’est à chaque fois une matière qui suscite des concepts qu’il revient à la philosophie d’expliciter et d’expérimenter, autrement dit de créer, tandis que l’art utilise un autre matériau propre pour dire ce qu’il a à dire : les percepts et les affects. Mais l’art et la philosophie partage une finalité commune. Ils s’opposent, chacun de leur côté et avec leurs moyens, à la doxa ou à l’opinion et ses clichés, et s’efforcent de renouer avec la nouveauté qu’on ne parvient plus à voir. L’opinion n’est pas en effet une proposition, une croyance sur un état de chose, mais plutôt le nom d’un processus d’identification ou de récognition qui organise, découpe, normalise le fond imprévisible de nouveauté que Deleuze appelle autrement « chaos », avec lequel l’art et la philosophie (mais aussi la science) ont pour fonction de nous faire reprendre contact : « L’art et la philosophie recoupent le chaos, et l’affrontent » (Qph ?, p. 64). Mais cet affrontement ou cette lutte avec le chaos, signifient très précisément que l’artiste et le philosophe doivent aussi bien dans leur travail se confronter avec le chaos sans se confondre avec lui ou se laisser emporter par lui. Il ne s’agit pas de sombrer, mais bien d’exposer à chaque fois quelque chose de ce chaos. C’est ce que dit magnifiquement et avec beaucoup de précision un passage de la fin de Qu’est-ce que la philosophie ? (p. 191) consacré au sens du travail de l’artiste : « Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui remplissent qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir ». La confrontation avec le « chaos » passe ici par un travail sur l’opinion qui fonctionne comme justement comme un dispositif de protection contre ce chaos. Ce travail est à chaque fois modeste (« pratiquer une fente », proposer « une vision », « faire passer un peu du chaos liber et venteux »), et se présente comme collectif, les artistes formant comme une chaîne d’individus, dont la fonction est moins d’oeuvrer individuellement, que de reprendre le travail déjà accompli par d’autres, pour redonner à chaque oeuvre la nouveauté menacée par les imitations, les interprétations et les opinions. Ainsi, l’art et la philosophie se trouvent dans une situation semblable. Elles ne peuvent créer qu’à la condition d’échapper à la fois à l’opinion et à l’engloutissement par le chaos, deux risques symétriques qu’ils doivent éviter. D’une certaine manière, l’art et la philosophie ont l’un et l’autre à échapper d’un côté au conformisme, à la répétition, de l’autre à la différence absolue, ou toute pure. La nouveauté ne sera obtenue dans chaque cas qu’à la condition de lutter contre le chaos, mais sans retomber dans l’opinion, en inventant un plan propre, celui où se tiennent les concepts ou les percepts. C’est cette analyse des conditions de production du nouveau que Deleuze cherche à conquérir dans chacune des études de cette périodes, analyse qui culmine dans les développements de Qu’est-ce que la philosophie ? qui poussent le plus loin les conséquences et les implication de la définition de la pensée comme création.

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Conclusion

La nouveauté rencontrée par Deleuze à travers sa lecture de Bergson fait donc l’objet d’une reprise amplifiée et retentit à tous les niveaux de son entreprise :

1) penser la nouveauté dans ses conditions ontologiques de production et proposer dans cette perspective une théorie de l’être renouvelée, de telle manière à ce que la nouveauté y soit accueillie ;

2) « produire » du nouveau dans la pensée, une nouvelle manière de penser, y compris sur le plan le plus matériel de son entreprise, dans l’écriture philosophique de livres dont il s’efforce de renouveler la forme et le style ;

3) sentir et évaluer la teneur en nouveauté d’une oeuvre d’art, d’une période ou d’une philosophie.

Mais une telle tâche est aussi difficile à comprendre sur son versant ontologique que délicate à saisir dans sa signification précise sur son versant politique. En aucune façon « protester contre son époque » au nom de la création ne constitue une déclaration anarchiste ou révolutionnaire, au sens où il s’agirait d’abolir ou de renverser l’ordre social. Il ne s’agit pas d’imposer un ordre radicalement neuf, mais d’analyser les processus singuliers par lesquels est injecté du nouveau dans le milieu actuel, d’accompagner les puissances de création et les lignes de fuite que tout système tente de neutraliser, soit en se les appropriant, soit en les étouffant. Plutôt qu’une intention révolutionnaire de la philosophie, il y a alors ce que Deleuze appelle un « devenir-révolutionnaire » de la philosophie (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 108), comme alliance de la philosophie avec les forces étouffées d’un milieu, forces qui constituent son potentiel de mutation ou de transformation. Faire de la philosophie mais, aussi bien, être artiste, penser d’une manière générale, pour Deleuze, c’est construire ce qu’il appelle dans Mille plateaux une « machine de guerre », qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire en se fiant à son nom, n’a pas pour tâche de détruire, mais de créer, qui ne réclame, ni ne prescrit rien, ne prétend représenter personne, mais dont la fonction est de susciter partout où c’est possible des forces créatrices pour lutter contre le rétrécissement de notre espace d’expérience, et porter notre puissance d’agir et de penser à des vitesses et des intensités supérieures.

SUR YOU TUBE… Michel le concierge

SUR GOOGLE… Marlene A. jardinière du pays œuvre d’art…. Michel W. philosophe-cinéaste-concierge du pays œuvre d’art… Pierrot vagabond