THOMAS BERNHARDT OU L’OEUVRE D’ART DÉSACRALISÉE DEVANT LA PERSONNE HUMAINE SEULE HÉRITIÈRE DE L’AURA ORPHELINE

Thomas Bernhard participe à la destruction de l’art et des créateurs par le post-moderniste contextuel dont il est issu… mais la fin des MAÎTRES ANCIENS se veut kafkaenne…. tout art est vide devant les évènements existentiels majeurs de l’existence… seul un humain peut par sa présence (la veuve de Reger morte à 87 ans) peut sauver un autre humain du désespoir de l’absurdité de la vie sur terre

… Un humain serait donc l’œuvre d’art qui seule a un sens… l’aura y aurait peut-être émigré.

Pour Thomas Bernhard, tout musée n’est qu’un chaos rempli de kitch… Toute ville est un musée chaos rempli de kitch….

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UN TEXTE DE LIBERATION
19 MARS 1998

BERNHARD. La machine obsessionnelle. Au rythme d’un livre par an, l’écrivain autrichien ne cesse de ressasser. Il n’épargne personne, pas même lui. Comme dans «Maîtres anciens», roman-monologue

Avec Maîtres anciens, cela fait dix livres et dix ans que Thomas Bernhard n’est ­ quasiment ­ pas allé à la ligne. La «comédie» (c’est le genre indiqué sur la couverture) de l’écrivain autrichien, aujourd’hui traduite, est en effet parue dans sa langue originale en 1985. Et depuis l’Origine. Simple indication, paru en Autriche en 1975, Thomas Bernhard n’a jamais fait de deuxième paragraphe à l’intérieur de ses livres (et il n’y en a que deux dans l’origine, un par partie). Pourtant, il écrit volontiers puisque, entre les deux livres déjà cités, se sont succédé quatre volumes autobiographiques (la Cave, le Souffle, le Froid, Un enfant) et quatre romans (Béton, le Neveu de Wittgenstein *, le Naufragé où il y a bien plusieurs paragraphes mais juste sur la page 1, et Des arbres à abattre, tous ces livres traduits chez Gallimard). Thomas Bernhard est un auteur fécond (on en publie maintenant, en France, au moins un livre par an) qui, quand il a commencé un texte, va jusqu’au bout ­ sans interruption. Pour lui, aller à la ligne, c’est commencer un nouveau livre.

Aborder d’une manière si superficielle l’oeuvre de l’un des plus importants écrivains contemporains (il est né en 1931) peut sembler cavalier. Cependant, l’apparence compacte de ses livres est bien une de ses particularités. Non qu’elle découle d’un parti pris théorique, mais parce que c’est l’élément le plus immédiatement frappant de son travail. Thomas Bernhard est aujourd’hui un auteur internationalement réputé, il a ses fans inconditionnels et ses exégètes, toutefois même ceux-là ont du mal à définir clairement en quoi l’oeuvre est neuve. L’absence de paragraphe n’est peut-être qu’une babiole, mais elle est visible. Alors que la caractéristique de l’écriture de Thomas Bernhard paraît d’abord être une étonnante puissance, une force qui emporte tout, se moque de tout ­ et par exemple de paraître originale ou neuve (indifférence qui, actuellement, est plutôt originale).

Maîtres anciens, comme les autres romans récents de Thomas Bernhard, se présente comme un monologue (quoique le narrateur soit en définitive lui-même pris dans un autre discours) éternellement réajusté. Trois personnages y interviennent : Atzbacher, le plus ou moins narrateur, a rendez-vous au «Musée d’art ancien» avec le vieux Reger que, depuis plus de trente ans, le gardien Irrsigler laisse s’asseoir sur «sa banquette réservée», «en face de l’Homme à la barbe blanche de Tintoret». Atzbacher arrive exprès en avance pour observer le critique triste d’être récemment devenu veuf, et qui va lui parler d’art et de philosophie. Si Thomas Bernhard a la réputation de ne ménager personne (Peter Handke et Elias Canetti ont déjà bien morflé au gré de divers discours et interviews), Reger, dans Maîtres anciens, s’en donne longuement à coeur joie. Principales victimes : Stifter, Bruckner et Heidegger. Mais ce sont tous les artistes qui, examinés de près, ont un «défaut rédhibitoire». Atzbacher parlant de Reger : «Nombre d’artistes, a-t-il dit, à certaines époques, quand c’est la mode, sont tout bonnement gonflés jusqu’à une monstruosité sidérante, alors, soudain, quelqu’un d’incorruptible pique dans cette monstruosité sidérante et cette monstruosité sidérante éclate et n’est plus rien, tout aussi soudainement, a-t-il dit. Vélasquez, Rembrandt, Giorgione, Bach, Haendel, Mozart, Goethe, a-t-il dit, tout comme Pascal, Voltaire, rien que ce genre de monstruosités gonflées.»

Cette violence est aussi une des particularités de Thomas Bernhard. Auparavant, elle ne s’exerçait que contre l’Autriche, ses habitants et le reste de la planète, mais à l’exception de Thomas Bernhard lui-même. Or, du fameux «fauteuil à oreilles» de Des arbres à abattre (le roman précédent), le narrateur se demandait ce qu’il était allé faire dans la galère de cet épouvantable dîner mondain et convenait qu’il n’avait à s’en prendre qu’à son non-refus de l’invitation. Dans Maîtres anciens, la charge de Reger contre les artistes paraît devoir s’appliquer aussi au créateur du personnage. Ce genre de situation convient d’ailleurs parfaitement à l’humour de Thomas Bernhard. Reger raconte soudain une histoire d’où il ressortirait que cet Homme à la barbe blanche qu’il vient régulièrement admirer pourrait bien être un faux. Mais c’est très compliqué. Surtout pour le lecteur car, tout à coup : «Comment l’histoire s’est terminée, je n’en sais rien, a dit Reger, je ne m’en suis plus soucié.» C’est la désacralisation sur tous les tableaux (de l’intrigue et du Tintoret).

L’oeuvre de Thomas Bernhard, avec ses récits perpétuellement repris, augmentés, ressemble à une machine obsessionnelle (n’est-ce pas d’ailleurs parce qu’il le montre que Maîtres anciens est une «comédie» ?). Son fonctionnement aurait ainsi à voir avec celui de l’oeuvre de Kafka. En même temps que Maîtres anciens, paraît à l’Arche un recueil de textes divers. Il s’appelle Evénements, du nom du premier de ces textes, lui-même composé d’une trentaine de textes brefs (dont l’un est déjà paru, quasiment tel quel, dans le récit Amras, dans le recueil du même nom). On y trouve aussi Monologues à Majorque, script d’une émission de 1981 de la télévision autrichienne où Thomas Bernhard parlait devant la caméra. Max Brod raconta que Kafka se tordait de rire en faisant la lecture de ses textes. Thomas Bernhard à propos de sa propre oeuvre : «Moi-même, j’éclate parfois de rire, je pense : oui, ça, c’est vraiment drôle. Mais il arrive aussi que les gens trouvent, alors que moi j’éclate de rire ­ même en écrivant, ou en corrigeant les épreuves, j’éclate de rire ! ­, qu’ils trouvent qu’il n’y a absolument pas de quoi rire (“). (“) En fait, j’ai toujours donné de quoi rire. Mais je ne sais pas, les gens n’ont pas d’humour, ou quoi ? Moi, cela m’a toujours fait rire, et aujourd’hui encore : quand les choses me semblent insipides ou qu’il y a une période tragique, j’ouvre un de mes livres, et c’est encore ce qui me fait le plus rire. Mais peut-être ne comprenez-vous pas qu’il en soit ainsi ?»

Seul problème dans cette actualité éditoriale Thomas Bernhard: les traductions. Non qu’elles soient mauvaises : elles sont éparpillées. Les divers textes d’Evénements ont nécessité quatre traducteurs. Quant à Gilberte Lambrichs (qui a aussi traduit Béton, il y a trois ans), elle est, pour Maître anciens, la huitième traductrice de Thomas Bernhard chez Gallimard (pour dix-sept volumes parus, sans compter la poésie). Traduire Thomas Bernhard est déjà spécialement difficile, et cinq de ses traducteurs (dont Gilberte Lambrichs) l’ont expliqué dans le numéro spécial que la revue l’Envers du miroir (éditée par Arcane 17) a consacré il y a dix-huit mois à l’écrivain autrichien. Sa phrase est répétitive, avec des tics de langage qui évoluent ­ du moins apparemment puisque, difficulté supplémentaire, le lecteur français, quel que soit le talent des traducteurs, a désormais du mal à faire la part de ce qui relève de l’écriture personnelle de chacun de ceux-ci et de ce qui est proprement le travail de l’écrivain. N’y a-t-il vraiment aucun bon traducteur de l’allemand prêt à traduire Bernhard, tout Thomas Bernhard ?

Jeudi 6 octobre 1988

LA HAINE DE L’AUTRICHE Dans son testament, Thomas Bernhard a interdit, en Autriche, toute utilisation «représentée, imprimée ou lue» de son oeuvre, jusqu’à ce qu’elle tombe dans le domaine public.

Thomas Bernhard. 1931-1989. Ecrivain autrichien. «Gel» (1963), «Perturbations» (1967), «Corrections» (1975), «le Neveu de Wittgenstein» (1982), «l’Origine» (1975), «la Cave» (1976), «le Souffle» (1978), «le Froid» (1981), «Maîtres anciens» (1985), «Extinction» (1989). Gallimard.
Mathieu Lindon