AU SUJET D’EUREKA D’EDGAR ALLAN POE

Essai

Eurêka d’Edgar Poe : le Beau défend le Vrai

janvier 11, 2014 Jean-Pierre LUMINET Un commentaire

Un poète face à l’énigme de l’univers

Daguerréotype d’Edgar Poe pris en 1848, un an avant sa mort.

Edgar Allan Poe (1809-1849) est l’une des principales figures du romantisme américain. Connu surtout pour ses Contes fantastiques et autres Histoires extraordinaires, mais controversé dans son pays en raison d’une vie agitée, il a d’abord été défendu par des auteurs français prestigieux comme Baudelaire, Mallarmé (qui ont traduit la majorité de ses nouvelles et poèmes) et Valéry. La critique contemporaine le situe parmi les plus importants écrivains du XIXe siècle et comme l’inventeur du roman policier. Si Eurêka (1848), dernier texte d’importance publié du vivant de l’auteur[1] et sous-titré Essai sur l’univers matériel et spirituel, Poème en prose, prend la forme d’un essai, il n’en tente pas moins de résoudre une énigme au travers d’une enquête, non plus conduite par le perspicace chevalier Dupin mais par l’auteur lui-même, qui se pose en visionnaire extralucide. Enquête suprême, puisqu’il s’agit d’élucider le mystère de « l’Univers Physique, Métaphysique et Mathématique, — Matériel et Spirituel — de son Essence, de son Origine, de sa Création, de sa Condition présente et de sa Destinée », comme annoncé dès le premier chapitre ! Voulant embrasser d’un coup d’œil l’immensité de tout ce qui est connu en son temps, là où un esprit ordinaire ne percevrait que complexité et chaos, Edgar Poe (à l’intellect quelque peu surchauffé par plusieurs mois de maladie) y voit une unité, un ordre, un plan. Une Consistance. Tel est le mot-clé de sa cosmologie personnelle.

Le déroulement inflexible de ses Contes laissait déjà voir comment les grandes forces inorganiques, par un enchaînement scientifique de causes et d’effets, viennent entraver le fonctionnement de la psyché organique. Sa formule, c’est « tout se tient ». Cette notion de Consistance, Paul Valéry l’analyse comme l’intuition centrale de ce qu’il tient pour le principal poème cosmogonique des temps modernes : « Dans le système de Poe, la Consistance est à la fois le moyen de la découverte et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein, exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité »[2].

De fait, le lien indéfectible entre Poésie, Beauté et Vérité est posé par Edgar Poe dès sa préface : « À ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ; aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, j’offre ce Livre de Vérités, non pas seulement pour son caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son caractère véridique. À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d’Art ; — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n’est pas jugée trop haute, comme un Poème. Ce que j’avance ici est vrai ; donc, cela ne peut pas mourir ; ou si, par quelque accident, cela se trouve, aujourd’hui, écrasé au point d’en mourir, cela ressuscitera dans la Vie Éternelle. »

Pour lui, l’Univers est un poème de Dieu, il est donc parfait et consistant. Mais l’homme ordinaire (y compris le savant) ne voit pas cette perfection. C’est au poète, qui a l’intuition de cette perfection grâce à son imagination créatrice, de la faire connaître. Dans Eurêka, il bâtit un poème abstrait qui se veut une explication totale de l’univers matériel et spirituel.

Aucun autre cosmogoniste de l’histoire n’a proclamé que son livre était un poème et que sa beauté même était garante de sa vérité ; nulle part ailleurs nous trouvons identification aussi complète de l’Univers à une œuvre d’art. Mais ce n’est pas l’architecture qui fournit à Poe ses similitudes ; c’est le roman, le drame, le poème : arts de la durée. Dans l’œuvre de Dieu – qu’il compare à un romancier –, le temps est un élément essentiel, inséparable de l’espace. Durée, dimensions, forces, vitesses sont calculées les unes sur les autres et sur les « destinées spirituelles » de l’Univers. La symétrie artistique qu’il invoque dans la construction de son récit et de son raisonnement (« Le sentiment de la symétrie est un instinct qui repose sur une confiance presque aveugle. C’est l’essence poétique de l’univers, de cet Univers qui, dans la perfection de sa symétrie, est simplement le plus sublime des poèmes », Eurêka XIV) est une symétrie dans la durée : celle de la réaction, qui est l’action inversée.

Le système cosmogonique d’Eurêka

Eurêka, trad. de Charles Baudelaire, Editions d’art, Paris 1923.

Précisons maintenant le système cosmogonique de l’écrivain. D’entrée de jeu, il formule la proposition générale qu’il entend démontrer : « Dans l’Unité Originelle de l’Être Premier est contenue la Cause Secondaire de Tous les Êtres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction. » Son souci de Consistance absolue nécessite une vue du monde comme édifice limité dans le temps et l’espace, dont la cohérence puisse être totalement embrassée. Une cosmologie de la Consistance implique donc un univers évolutif, ayant un commencement et une fin. Un monde dynamique où la matière se ramène à des Forces et disparaît avec elles. Ces Forces, au nombre de trois – Expansion, Gravitation, Répulsion Électrique – naissent l’une de l’autre et n’ont d’autre raison d’être que la diffusion, l’individualisation et la dissolution de l’Esprit.

L’évolution cosmique se déroule en cinq phases. Au commencement, Dieu crée une Molécule primordiale, à laquelle il ordonne de se désintégrer en un nombre gigantesque mais fini d’atomes. C’est la première phase « d’expansion ».

Les atomes irradient dans toutes les directions, remplissant l’univers (fini) des étoiles. Seconde phase « de diffusion ».

Quand l’irradiation atteint ses limites, son action cesse et la Gravitation entre en jeu; cette force de rapprochement n’est rien d’autre chose que la réaction à la force de diffusion, provoquant l’agglomération des atomes pour constituer les diverses formes des corps célestes. Troisième phase « d’agglomération ».

La gravité cède ensuite le pas à la Répulsion électrique, qui prévient momentanément la fusion. Par le jeu contrasté de ces deux forces, les atomes se différencient, des masses particularisées de matière deviennent animées, sensi­bles, conscientes, avec toutes ses conséquences physiques, chimiques et biologiques. C’est la quatrième phase « de multiplicité et de variété ».

Si les « destinées spirituelles » de l’Univers développent des variétés aussi nombreuses et complexes, c’est pour créer la plus grande somme de relations possibles, condition nécessaire pour un retour vers l’Unité. « Alors parmi d’incommensurables abîmes, brilleront des Soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatérique présageant la Grande Fin. […] Bientôt, avec une vélocité proportionnée à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l’Unité, les majestueux survivants de la race des Étoiles s’élancent dans un commun embrassement. Nous touchons enfin à la catastrophe inévitable. »

Ainsi Poe envisage-t-il l’ultime phase « d’effondrement et annihilation » : sur le long terme, la gravité attractive redevient dominante et, en précipitant les globes les uns sur les autres, ramène l’univers à l’Unité.

Pour l’écrivain, l’intuition de l’Unité primordiale et finale n’a pas besoin de justification : l’instinct du Beau ne peut tromper, l’ima­gination poétique est le plus sûr des guides. Beauté = Symétrie = Consistance = Vérité = Beauté : il ne sort pas de cette équation circulaire. Qu’a-t-il besoin de raisons physiques ? C’est une raison à la fois philosophique et artistique qui lui permet de découvrir l’avenir de l’Univers. La dispersion fait violence à la nature, et les atomes, en recherchant le centre de leur sphère, recherchent la condition qui est leur normalité.

Ainsi, au bout du processus, la glorieuse flambée s’éteint d’un coup et fait place à l’évanouissement total de la matière. Dieu-pur ­esprit demeure seul … Jusqu’à la pulsation prochaine, car en écrivant Eurêka, Poe a redécouvert la doctrine de l’Éternel Retour – ou Grande Pulsation – et se l’est appropriée comme une trouvaille bien personnelle, exactement comme devait le faire plus tard Nietzsche. Le retour à l’Unité ne traduit donc pas une rentrée dans l’Éternité, au contraire, l’Univers doit renaître de ses cendres en de futurs cycles : « Un nouvel univers fera explosion dans l’existence, et s’abîmera à son tour dans le non-être, à chaque soupir du Cœur de la Divinité ». Ce cœur divin, affirme Poe, c’est notre propre cœur. Ainsi se trahit-il: c’est en lui-même qu’il a cru saisir la Loi, c’est sur le rythme de son organisme périssable qu’il a réglé le rythme universel et sans fin.

On notera aussi que la théorie de l’universelle diffusion de la divinité dans et par toutes choses, exposée dans Eurêka, rappelle la foi des brahmines exprimée à travers la Bhagavad-Gita. En réalité, Poe arrive à une forme d’incroyance plus radicale puisqu’il suppose que l’Âme centrale et créatrice est alternativement, non seulement diffusée, mais fondue et perdue dans l’univers, et l’univers en elle. Ainsi l’énergie créatrice « n’existe aujourd’hui que dans la matière et l’esprit diffusés dans l’univers existant ».

La postérité d’Eurêka

Poe considérait Eurêka comme le couronnement de son œuvre. À son éditeur dubitatif il déclare : « Mr Putnam, vous ne vous rendez pas compte de l’importance de l’œuvre que je mène à son achèvement. J’ai résolu le secret de l’Univers ! » et, dans une lettre de février 1848, ajoute : « Ce que j’ai exposé révolutionnera (avec le temps) le monde de la science physique et métaphysique. Je le dis avec calme, mais je le dis ! »

De fait, parmi les nombreuses divagations mystico-philosophiques, on trouve dans Eurêka plusieurs intuitions fulgurantes qui semblent anticiper plusieurs découvertes de la physique du XXe siècle : l’âge fini des étoiles comme explication du noir de la nuit (cf. l’extrait du chap. XI), les trous noirs et les trous de ver, la théorie du chaos, la matière sombre, l’existence des nébuleuses extragalactiques et leurs regroupements en amas de galaxies, l’expansion de l’espace, l’atome primitif, le Big Crunch et les univers-phénix[3]…

Or, Eurêka est resté incompris durant des décennies, voire considéré comme absurde même par les plus farouches admirateurs de son auteur. Si en 1919, D. H. Lawrence, auteur d’un essai sur l’œuvre de Poe, écrivit que « Poe n’est pas vraiment un artiste. C’est plutôt un génie scientifique », Baudelaire, plus lucide et circonspect, hésita quelques années avant de publier sa (superbe) traduction en français de ce « poème en prose », qui le laissait perplexe.

John Pringle Nichol, Architecture of the Heavens (1837), page de titre

L’échec du livre en tant qu’ouvrage scientifique repose sur plusieurs facteurs, tant de forme que de fond. Pour la forme, Eurêka est à la fois un traité d’astronomie, une méditation mystico-poétique sur la naissance de l’Univers et, dans son prologue, une fiction d’anticipation (le texte est censé s’appuyer sur une lettre trouvée dans une bouteille flottant sur la Mare Tenebrarum lunaire, datée de 2848 après J.-C. et retraçant les différentes étapes de la connaissance scientifique).

J.P. Nichol, Architecture of the Heavens, Pl.5

L’auteur y présente, dans un langage quelque peu ampoulé où les mots grandiloquents sont affublés de majuscules et d’italiques, des concepts philosophiques, métaphysiques et astronomiques en usant d’une méthodologie peu rigoureuse, essentiellement intuitive, sans aucun travail scientifique susceptible d’étayer ses conclusions (et sans posséder les diplômes académiques pouvant légitimer ses propos, péché mortel aux yeux de la communauté scientifique). Certes, il cite Kant, qui dans son Traité du Ciel (1755) avait lancé l’hypothèse des « univers-îles », il s’appuie abondamment sur Laplace et sa théorie de la nébuleuse primitive expliquant la formation des systèmes solaires, et il a dévoré Architecture of the Heavens, ouvrage de vulgarisation de l’Écossais John Pringle Nichol paru en 1838 et qui émettait avec précaution l’hypothèse que l’ensemble des nébuleuses spirales était en marche vers un flamboiement suprême : mais Poe y saisit uniquement les suggestions qui vont dans le sens de son désir.

Pour le fond, c’est d’abord l’objectif métaphysique quelque peu prétentieux affiché par l’écrivain qui a fait obstacle, et son affirmation que Dieu est la cause première à l’origine de l’univers, Dieu représentant l’Unité originelle à laquelle nos esprits doivent retourner en parallélisme strict avec le destin de la matière. Un tel retour vers l’Unité originelle préfigure d’ailleurs la vision tout aussi contestable de Teilhard de Chardin et de son Point Oméga (publiée en 1956), et développée par le cosmologiste-théologien américain Frank Tipler en 1994 dans le cadre des modèles relativistes de Big Bang – Big Crunch. Ces facteurs ont contribué au rejet d’Eurêka par la communauté scientifique positiviste, à cette époque et pour plusieurs décennies opposée au concept d’un Univers en évolution. Il faudra attendre les travaux de Friedmann et Lemaître dans la décennie 1920 et la lente acceptation des modèles de Big Bang pour que l’étrange cosmogonie d’Edgar Poe attire l’attention de quelques scientifiques.

À la lumière de la physique du XXe siècle, on constate cependant que Poe a voulu construire une « théorie de tout » avec les connaissances et les moyens intellectuels de son temps. De fait, Eurêka fournit un siècle à l’avance un modèle qualitatif d’univers newtonien dynamique, modèle qui ne sera scientifiquement développé qu’en 1934 par Edward Milne et William McCrea – sans plus de succès.

Toujours est-il qu’en 1848, dans un cosmos romantique, complexe, débordant de mystère et de nuit, l’instinct du Beau célébré par Baudelaire s’est mis à l’œuvre pour réédifier, sans les calculs et les scrupules du véritable esprit scientifique, un édifice non moins mythique que le cosmos construit par Kepler sur les polygones réguliers, mais dont l’esthétique musicale, loin des polyphonies de Palestrina, annonce le Götterdammerung wagnérien

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