La griffe à Beaudoin
La drave et le raftage en Mauricie, avec ces bûcherons qui montaient en forêt, qui vivaient dans des camps rudimentaires, sur des paillasses de branches d’arbre rapidement infectées de poux et qui avalaient en quantités industrielles des bines et du lard salé pour se faire des forces, c’est un grand pan de l’épopée mauricienne.
28 octobre 2015 / Mis à jour le 29 octobre 2015 à 7h46
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Avec l’arrêt de la drave, un passé s’est éteint
Jean-Marc Beaudoin
Le Nouvelliste
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La rivière Saint-Maurice, les Anglais l’avaient nommée Black River, en raison comme on s’en doute de ses eaux sombres, presque noires. Mais pendant plus d’un siècle et demi, il aurait plutôt fallu la baptiser Yellow River, parce que c’était la couleur dominante de sa surface.
Plus il la voyait jaune, plus l’ancien directeur de la Compagnie de flottage du Saint-Maurice, Ted Gignac, était satisfait. C’était la preuve qu’il avait bien travaillé. Il avait le mandat de la remplir d’une forêt flottante. Plus donc la rivière était recouverte de ces épinettes écorcées qui lui apportaient sa couleur, plus c’était le signe que les opérations forestières fonctionnaient rondement et que la Saint-Maurice jouait pleinement son rôle de super-convoyeur.
Son job, c’était bien sûr d’acheminer au meilleur coût et le plus efficacement possible, en fonction de leurs besoins et de leurs volumes de bois coupé, vers les papeteries, ces «pitounes» en dérive contrôlée.
À la défense de l’ancien directeur de la compagnie de flottage qui tapissait la rivière de dizaines de milliers de billes de bois, il faut rappeler qu’il avait aussi par la suite contribué à redonner une partie de la rivière aux citoyens. Gignac y était arrivé en développant son réseau d’estacades afin qu’une partie de la rivière soit dégagée de bois et ainsi la partager et permettre des utilisations récréatives.
Mais ces efforts seront jugés insuffisants dans les années 1990. C’est toute la rivière, complètement dégagée de ses estacades et de ses pitounes, qui sera réclamée par des groupes de citoyens riverains qui recevaient une écoute de plus en plus favorable de l’ensemble de la population mauricienne en plus d’exiger l’assainissement de ses eaux polluées par tant d’années de flottage et par plus d’un siècle de déversements industriels libres.
Les grandes papetières qui s’en servaient toujours pour recevoir leur bois, la Canadian International Paper et la Consolidated-Bathurst eurent beau prétendre que sans la drave, la route de La Tuque deviendrait infréquentable, tellement il y aurait de camions qui devraient l’emprunter pour transporter le bois coupé vers les usines, la cause était entendue dans l’opinion publique. Il n’y avait plus au Québec que cette rivière qui servait encore d’autoroute «pitounière».
Voilà maintenant vingt ans que la rivière Saint-Maurice a repris ses couleurs et on peut constater qu’on s’y est vite précipité pour en profiter.
C’est quand même une grande partie de l’histoire mauricienne qui avait perdu ses couleurs avec l’arrêt du flottage. La drave et le raftage en Mauricie, avec ces bûcherons qui montaient en forêt, qui vivaient dans des camps rudimentaires, sur des paillasses de branches d’arbre rapidement infectées de poux et qui avalaient en quantités industrielles des bines et du lard salé pour se faire des forces, c’est un grand pan de l’épopée mauricienne.
On n’imaginerait plus la rivière striée de bômes comme elle l’était avec son couvert de billes de bois et ses hommes armés de pics et de gaffes pour les retourner dans le courant ou pour démanteler leurs empilades. Les bateaux de plaisance ont remplacé les «Alligators» d’Arnold Fay qui fonçaient dans les amoncellements de pitounes comme des brise-glace dans les eaux gelées.
Il reste que pour beaucoup de Mauriciens, cette rivière encombrée, c’est beaucoup de souvenirs de jeunesse. Combien de fois a-t-on vu des jeunes chuter dans l’eau parce qu’ils essayaient de marcher sur les billes comme le faisaient autrefois les draveurs. En oubliant que c’était à l’époque des gros billots de pin qu’on mettait à flotter pour les faire descendre vers les scieries de Trois-Rivières. Les habiles draveurs montaient dessus en les faisant rouler pour garder l’équilibre, mais ce n’était plus possible avec les pitounes d’épinette de quatre pieds.
Car la Mauricie a été vidée deux fois de sa forêt. Au début, c’était une forêt de pins. Après, on y a fait flotter la forêt d’épinettes qui avaient repoussé à la place des grands pins.
Quant aux estacades, il n’y a pas beaucoup de jeunes qui ne s’y soient promenés dessus et n’en aient payé le prix en ecchymoses, parce qu’elles étaient plus souvent qu’autrement recouvertes de mousses ou d’un limon visqueux qui provoquaient les glissades.
Malgré tout, si beaucoup de souvenirs y sont rattachés, la nostalgie de cette occupation de la rivière n’existe pas vraiment. Personne ne voudrait aujourd’hui voir la Saint-Maurice autrement que dans sa beauté retrouvée.
Jean-Marc Beaudoin
Le Nouvelliste
La griffe à Beaudoin
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