Champ
Paul Dirkx (Université de Nancy)
Définition
Le concept de champ a été élaboré par le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) en tant qu’élément-clef d’un modèle théorique cohérent, dont la validité doit être testée à chaque nouvel usage. Aussi ce concept a-t-il pour caractéristique première de ne pas pouvoir être défini, au sens de délimité, fixé une fois pour toutes. Il désigne toute partie de l’espace social ayant acquis un degré d’autonomie suffisant pour reproduire elle-même (autos) la croyance dans le bien-fondé de son principe fondateur (nomos, par exemple le nomos « guérir pour guérir » tel que le serment d’Hippocrate l’institutionnalise dans le champ médical). Autrement dit, conditionnée par une indépendance relative envers les contraintes externes (religieuses, politiques, économiques, médiatiques), l’autonomie d’un champ est sa capacité interne à se doter soi-même d’un principe de différenciation et d’auto-organisation (Bourdieu, 1992, p. 93). Ce principe est le produit d’un processus d’autonomisation porté par des générations d’agents dont les habitus (systèmes de dispositions à la pensée et à l’action) les y ont toujours davantage inclinés. Un champ est ainsi le lieu de rencontre entre cette tendance à l’émancipation et un agent disposé à l’incarner à un certain degré (Bourdieu, 1992, pp. 356-359). Il est structuré comme un système relationnel et différentiel (champ de forces) où chaque agent occupe une position plus ou moins dominante/dominée et plus ou moins innovante/conservatrice liée à son capital accumulé de légitimité spécifique (capital symbolique). En y entrant, l’agent entre de fait dans la lutte généralisée pour le monopole de la définition légitime du nomos du champ (champ de rapports de force et de luttes). Sa disposition à s’investir dans le « jeu » (illusio) varie selon l’état du champ et selon le capital spécifique de l’agent, lui-même lié à la série de positions qu’il a déjà investies (trajectoire). Pour la littérature, cela signifie que le champ littéraire est le lieu d’une lutte pour la définition de « l’écrivain » (véritable) ou de « la (vraie) littérature ». Cette lutte distinctive se fait à coups de publications et d’interventions médiatiques et/ou artistiques (interviews, happenings, spectacles, expositions, performances diverses, etc.), qui fonctionnent comme autant de prises de position. Le champ des positions se double ainsi d’un champ de prises de position aux structures homologues : par exemple, dans tel ou tel état du champ, la structure des rapports de force entre écrivains est plus ou moins congruente de la hiérarchie des genres qu’ils pratiquent. Cette homologie s’inscrit en faux contre toute conception de la littérature comme système fermé de textes mû par un principe d’autogénération. En outre, la différenciation entre le pôle autonome et le pôle hétéronome du champ est à l’origine d’un sous-champ de production restreinte (pour les pairs) et d’un sous-champ de grande production (destinée au grand public).
Historique des emplois
Il s’ensuit aussi que le principe du changement littéraire et donc de l’histoire littéraire se trouve dans le champ. Celui-ci est au fondement de toutes les productions et de toutes les évolutions littéraires, lesquelles sont autant d’« effets de champ ». Habité par des agents non interchangeables car diversement socialisés, le champ ne détermine pas leurs pratiques d’écriture, de lecture, etc. à la manière de quelque infrastructure (éventuellement médiatisée, comme chez Lucien Goldmann, par la « vision du monde » de leur groupe social), mais il est ce niveau médiateur et exerce sur leurs pratiques un effet de réfraction ou de « prisme » (p. ex. Bourdieu, 1980, p. 219 ; voir Viala, 1988) en tant que système de contraintes à la fois objectives et incorporées. Le chercheur doit reconstituer les structures de ce système tout en le rapportant, sur un plan macrosocial, aux champs dont il dépend à l’intérieur du champ du pouvoir, qui rassemble tous les agents dominants dans leurs champs respectifs. Il ne peut être complètement compris qu’en l’étudiant dans cette perspective intégrée, à l’aune des propriétés générales des champs, dont il n’est qu’un exemple parmi d’autres mais animé par un nomos à lui spécifique. Mais cela n’empêche pas ses agents, qui ont évolué et continuent d’évoluer dans d’autres champs (la « multipositionnalité » selon Boltanski), d’importer sans cesse en son sein des pratiques et des logiques exogènes, issues des champs (économique, politique, etc.) dont il a eu et continue à s’émanciper. Son degré d’autonomie peut être mesuré à sa capacité à censurer, sans jamais parvenir à les neutraliser complètement, ces manières de voir et de faire hétéronomes, ce qui signifie que la reconstitution des habitus (des écrivains, de leurs éditeurs, de leurs critiques, etc.) fait partie intégrante de l’analyse des pratiques littéraires (Bourdieu, 1966).
Depuis les premières applications du concept (Ponton ; Charle 1979), la plupart des travaux se sont inscrits dans une optique plutôt macrosociale, amenant à refonder l’histoire littéraire sur les bases moins étriquées qu’appelait de ses vœux Gustave Lanson au début du xxe siècle. Ainsi, Alain Viala a montré à quel point l’autonomisation s’accélère au xviie siècle, jusqu’à y voir les prémices du champ littéraire français advenu vers 1850 (Viala, 1985). Mais en 1992, Pierre Bourdieu fait paraître Les règles de l’art (Bourdieu, 1992)qui, dépassant l’opposition entre lecture interne et lecture externe, montre que la sociologie est à même de mettre l’enquête proprement sociologique au service d’une lecture du texte en tant que texte proprement littéraire. Il s’agit de reconstruire le point de vue de l’écrivain pour comprendre ce qui, dans l’espace de possibles (stylistiques, narratifs, etc.) qu’est le champ à tel moment, l’a amené à écrire telle œuvre de telle manière. Ce livre achève d’inciter de nombreux chercheurs à faire mentir la réputation d’une sociologie de la littérature empêtrée dans le piège du reflet (Voir la notice consacrée à ce concept) ou incapable de se mesurer à la textualité littéraire. À partir de 1993, Alain Viala lance une « sociopoétique », qui analyse les options poétiques des écrivains comme des effets de champ (p. ex. Viala, 1993).
Usages actuels et applications récentes
La notion de champ littéraire est aujourd’hui assez répandue au sein des études littéraires, même si, en France, la tradition lettrée continue de se montrer réticente (Martin). Mais cette expansion ne s’est faite qu’au prix d’un affaiblissement du concept qui, souvent, n’est plus guère qu’un synonyme de « système », « configuration » ou « domaine ». C’est que son usage se heurte à son manque de légitimité en tant que concept perçu comme exclusivement sociologique, mais aussi à la cohérence du modèle heuristique dont il relève : y recourir implique de donner au moins droit de cité aux concepts d’autonomie, d’habitus ou encore d’illusio (Voir les notices consacrées à ces concepts). Du côté de la sociologie, certains travaux modifient également sa portée, en le définissant sans tenir compte de son nomos ou en le dissociant de l’habitus de ses agents. Dans ses dernières recherches, Bernard Lahire en vient à situer l’essentiel des déterminants de la « création » de Franz Kafka dans le « hors-champ » et depuis l’enfance, en lien avec une « problématique existentielle » qui anime cet écrivain (Lahire, 2010a). Nathalie Heinich développe une sociologie « pragmatique » ouverte à la psychanalyse, où le concept d’identité occupe une place centrale : la relation triangulaire entre l’auto-perception, le jugement de l’autre et la « représentation » (de soi à l’autre) permet de mieux cerner la dynamique identitaire de l’écrivain comme vecteur de sa créativité et de sa légitimation (Heinich 1999, 2000). Œuvrant fermement à concilier approche sociologique et analyse de texte, Jérôme Meizoz observe que des écrivains aux dispositions esthétiques, politiques, etc. similaires présentent parfois d’étonnants écarts de manières d’être et d’écrire et conclut à l’existence d’une « marge d’auto-création » dans l’« acte créateur » (Meizoz, 2007, pp. 187 & 32). Aussi complète-t-il la notion d’habitus par celle de posture (Bourdieu, 1966, p. 882 ; Viala, 1993, pp. 216-217) qu’il définit comme l’ensemble de manières, verbales et non verbales, d’investir une position dans le champ, autrement dit « l’“identité littéraire” construite par l’auteur lui-même » (Meizoz, 2007, p. 18) : « c’est la manière dont l’habitus et les dispositions s’actualisent dans une position » du champ littéraire (Meizoz, 2010, p. 276).
Certaines recherches explorent les frontières (de l’autonomie) du champ littéraire à travers ses effets sur les pratiques d’écriture et de lecture, par exemple chez les « écrivains amateurs » (Poliak) ou chez certaines catégories de lecteurs (p. ex. Mauger). Le concept d’antinomie (voir cette notice, et Dirkx, 2006 ; 2011) permet de dialectiser et de hiérarchiser la part d’autonomie et la part d’hétéronomie dans un corps (individuel ou institutionnel), où ces deux tendances n’existent pas à l’état séparé, mais coexistent de manière conflictuelle. Il contribue à rendre compte des répercussions des tensions entre modèles littéraires dominants et dominés (p. ex. entre la France et le reste de la francophonie) ou entre écriture et engagement politique (p. ex. en Afrique) sur l’autonomie des littératures concernées, parfois hâtivement qualifiées de champs. Surtout depuis Casanova (1999), une série de recherches plus récentes testent la validité du concept de champ à l’échelle internationale (p. ex. Boschetti, 2010). Gisèle Sapiro qui, après avoir étudié la phase d’hétéronomisation du champ français sous l’Occupation, a relié la responsabilité de l’écrivain aux diverses phases de l’autonomisation littéraire (Sapiro, 1999 ; 2011), s’emploie à étudier le rôle des traductions et des stratégies éditoriales mondiales dans l’évolution des modèles littéraires (inter)nationaux (Sapiro, 2008 ; 2009). Comme pour l’histoire littéraire, la littérature comparée, la poétique, l’analyse du discours, les études de réception, etc., le concept de champ permet aussi de renouveler l’étude des relations entre la littérature et les autres parties du champ artistique et intellectuel, notamment la presse (Charle 2004 ; Dirkx, 2006 ; Durand).
Dès ses premières élaborations de la notion de champ (Bourdieu, 1966 ; 1971a ; 1971b), Bourdieu a porté une attention spéciale à la littérature, du fait qu’elle permet de mieux comprendre l’économie inversée (dénégatrice des intérêts économiques) dont le terrain algérien lui avait donné à voir l’importance. Le champ littéraire repose même sur l’inversion de toutes les valeurs : chez Bourdieu, l’anomie « est le nomos » du champ littéraire (Bourdieu, 1992, p. 96). La littérature donne aussi à voir les principaux mécanismes de la violence symbolique, que la tradition lettrée illustre elle-même à merveille. C’est dire que l’analyse de la littérature doit s’accompagner d’une auto-analyse de la doxa lettrée, qui repose sur le mythe du créateur incréé et du texte illusoirement séparé de son « contexte ». La « science des œuvres » dont Les règles de l’art (Bourdieu, 1992) tracent le programme a pour condition préalable de combiner ces deux entreprises analytiques dans un effort inlassable d’objectivation participante. Ce n’est qu’en s’appuyant sur « Flaubert analyste de Bourdieu », pour reprendre une formule de Jacques Dubois (Dubois), que Bourdieu a pu se faire analyste de Flaubert et émettre sa thèse d’un « Flaubert analyste de Flaubert » (Bourdieu, 1992, pp. 7-71). En ce sens, la science des œuvres que le découvreur du champ appelait de ses vœux n’en est qu’à ses débuts.
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