LE DEVOIR
SAMEDI 27 OCTOBRE
DEVOIR DE PHILO
DANIEL BARIL
ANTHROPOLOGUE ET JOURNALISTE
«TOUT CE QUE LA SCIENCE SAIT DE LA RELIGION»
(PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL) 2018
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L’argument de la théière
DE BERTRAND RUSSEL
« Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque éclairée, ou de l’Inquisiteur en des temps plus anciens. »
Is there a God ?, 1952
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La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité
/[Le Devoir de philo/Histoire]
Dans la perspective de Bertrand Russell, la science et la religion ne sont pas deux magistères séparés; la religion empiète inévitablement sur les plate-bandes de la science dans ses prétentions à la vérité. Mais la science est toujours sortie victorieuse de ces conflits avec la religion, ferait-il valoir, et ce, pour le plus grand bien de l’humanité.
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Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
La gouverneure générale du Canada, Julie Payette, a créé un certain émoi l’automne dernier lorsqu’elle a mis en opposition science et religion en se disant étonnée que l’on soit « encore en train de nous demander si la vie est le résultat d’une intervention divine ou si elle résulte d’un processus naturel ou aléatoire ». Ceux qui ont dénoncé ces propos ont chacun à leur façon soutenu qu’il n’y avait pas d’opposition entre science et religion et que ces deux domaines étaient plutôt complémentaires.
Qu’en aurait pensé le philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970) ? Mathématicien, scientifique, homme politique, romancier et libre-penseur, Bertrand Russell est l’un des plus brillants intellectuels du XXe siècle. Il est surtout connu pour son célèbre argument de « la théière » par lequel il réfute les arguments en faveur de l’existence de Dieu (voir l’encadré). Russell se déclarait philosophiquement agnostique — parce que la science ne peut ni prouver ni réfuter certaines croyances religieuses — mais athée en pratique, parce qu’on ne peut croire qu’en ce qui est démontré par la science.
Photo: Daniel Baril
Daniel Baril
Critique virulent de la religion, Russell affirme, dans Religion and Science (1935), qu’« un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire […]. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité “technique”, qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir ».
À la lumière de cet extrait, science et religion ne sont pas complémentaires mais plutôt en compétition pour la recherche de la vérité. La « vérité technique » dont parle Russell est celle issue de théories vérifiées par des expériences reproductibles et qui nous permet de comprendre notre environnement et d’agir sur lui. Pour le philosophe, le « credo religieux » relève des faiblesses de l’esprit humain alors que la démarche scientifique relève de ses forces.
Le conflit entre science et religion repose donc sur des questions essentielles, comme l’origine et l’évolution de la vie auxquelles fait référence Julie Payette. Si certaines Églises ont fini par abandonner des croyances mythologiques comme l’existence historique d’Adam et Ève, c’est en espérant « garder la citadelle intacte » sur ce qui est fondamental, avance Russell.
Les comment et les pourquoi
Ceux qui considèrent que science et religion sont complémentaires soutiennent souvent que la science répond aux « comment » alors que la religion répond aux « pourquoi ». La science nous dirait comment les choses fonctionnent et la religion nous dirait pourquoi ça arrive. Cet argument ne tient pas dans la perspective russellienne. « Toute connaissance accessible doit être atteinte par des méthodes scientifiques, écrit-il. Et ce que la science ne peut pas découvrir, l’humanité ne peut pas le connaître. »
Si la religion n’apporte pas de connaissance, elle ne répond donc ni aux comment ni aux pourquoi. Le physicien français Jean Bricmont a d’ailleurs démoli cet argument des réponses spécifiques à chacune. Selon sa démonstration, la distinction entre comment et pourquoi est une fausse dichotomie puisque les seuls pourquoi auxquels nous pouvons raisonnablement apporter une réponse sont en fait des comment. Il s’agit de la version moderne de l’illusion métaphysique à laquelle s’était attaqué Emmanuel Kant en montrant qu’une croyance qui prétend être un savoir devient une illusion.
Si les croyances religieuses peuvent aider à donner un sens à la vie, il n’existe aucun moyen de tester ces réponses qui peuvent varier à l’infini. Si n’importe quelle réponse est possible, cela équivaut à une absence de réponse. Ces réponses ne complètent pas les inconnues de la science puisqu’elles ne se situent pas sur le plan des connaissances scientifiques.
Il n’y a donc pas plus de complémentarité entre science et religion lorsqu’on aborde la relation sous l’angle des pourquoi et des comment. Les réponses fiables aux comment sont ce que Russell appelle les « vérités techniques ».
Le NOMA
Si la science et la religion constituent deux sphères différentes, on pourrait soutenir qu’elles peuvent tout de même cohabiter sans conflit si elles n’empiètent pas l’une sur l’autre. C’est la position du NOMA (Non-Overlapping Magisteria, ou non-recouvrement des magistères), pour employer l’expression du paléontologue Stephen Jay Gould. Là encore Russell ne serait pas d’accord. Pour le philosophe, non seulement la religion n’est pas complémentaire à la science, mais elle lui est grandement nuisible.
Il avance notamment les exemples du procès contre Galilée et le rejet de la théorie de l’évolution, deux conflits majeurs dans la recherche de la « vérité » et qui sont toujours d’actualité. Lorsque Stephen Hawking, par exemple, déclarait qu’« il n’est nul besoin d’invoquer Dieu pour qu’il allume la mèche et fasse naître l’Univers », le pape François récupérait et déformait grossièrement les théories de la physique quantique en soutenant que le big bang « ne contredit pas l’intervention divine de Dieu mais la requiert ».
Concernant l’évolution, les croyances religieuses constituent toujours un obstacle pour faire accepter cette théorie explicative, comme l’a déploré Julie Payette. Même si Jean-Paul II a reconnu que cette théorie est « plus qu’une hypothèse », les religions la récupèrent et la dénaturent en soutenant que Dieu a voulu que les choses soient ainsi. On pourrait ajouter les exemples de transfusion sanguine et de vaccination refusées au nom de croyances religieuses.
Pour Russell, la science est toujours sortie victorieuse de ces conflits avec la religion, et ce, pour le plus grand bien de l’humanité. « Là où des questions pratiques étaient en jeu comme pour la sorcellerie et la médecine, écrit-il, la science a prôné la diminution des souffrances, tandis que la théologie a encouragé la sauvagerie naturelle de l’homme. La diffusion de la mentalité scientifique, par opposition à la mentalité théologique, a incontestablement amélioré jusqu’ici la condition humaine. »
Science et religion ne sont donc pas deux magistères séparés ; la religion empiète inévitablement sur les platebandes de la science dans ses prétentions à la vérité.
Il subsiste toutefois un domaine où science et religion ne sont pas en conflit, selon Russell : celui de l’« émotion mystique », ou « état d’esprit religieux ». Bien que la science demeure pour lui la seule méthode pour parvenir à la connaissance, il reconnaît « la valeur des expériences qui [dans le domaine des émotions] ont donné naissance à la religion. Par suite de leur association à de fausses croyances, elles ont fait autant de mal que de bien ; libérées de cette association, on peut espérer que le bien seul restera ».
Russell estimait donc que les institutions religieuses et leurs credo théologiques pourraient en venir à disparaître face aux succès de la science et que seul subsisterait l’« esprit religieux » qui leur a donné naissance et qui est porteur d’une « véritable sagesse ». L’esprit religieux et même la « piété religieuse » dont parle le philosophe se caractérisent par l’amour de l’humanité et la confiance en ses capacités et en son avenir. Cette éthique guidée par la raison et inspirée par la compassion envers ses semblables est ce que l’on appelle aujourd’hui l’idéal de l’humanisme laïque. Bref, la règle d’or qui devrait nous guider en tout temps et en tout lieu.
Ignorance et relativisme
Près de 50 ans après la mort de Russell et malgré l’avancée fulgurante des connaissances scientifiques, on peut s’étonner du retour de la religion dans la société. Pour Russell, la religion est d’abord et avant tout fondée « sur la crainte de ce qui est mystérieux, crainte de l’échec, crainte de la mort », autant de craintes soutenues par l’ignorance. Il a de ce fait délaissé les causes biologiques des émotions et autres habiletés à l’origine de l’« esprit religieux » et de la compassion. Ces causes naturelles ne disparaissent pas avec l’avancement des connaissances.
Son diagnostic peut néanmoins être appliqué au retour du religieux : le fait que la science invalide les croyances théologiques peut susciter angoisse et crainte chez le mortel. Pour éviter la dissonance cognitive qui en résulte, l’esprit du croyant réagit en se réfugiant dans le relativisme, où science et croyance ont la même valeur, conforté en cela par les philosophes postmodernistes
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