LE MENSONGE FICTIONNEL EN POLITIQUE

La vérité sur les mensonges trumpistes


PHOTO JULIA DEMAREE NIKHINSON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le candidat républicain à la vice-présidence, J.D. Vance, lors d’un rassemblement de campagne à Butler, en Pennsylvanie, samedi

Rima Elkouri

Rima ElkouriLa Presse

« Derrière l’apparente absurdité des fake news et des théories du complot se cache une logique bien solide. »

Je repensais à cette analyse que fait Giuliano da Empoli des tactiques trumpistes dans Les ingénieurs du chaos en écoutant J.D. Vance multiplier des mensonges lors du débat vice-présidentiel, mardi dernier.

De nombreux commentateurs ont applaudi ce débat opposant J.D. Vance à Tim Walz pour son caractère civilisé et courtois, à mille lieues du triste combat de boxe entre Kamala Harris et Donald Trump, le mois dernier. Même si Vance, diplômé en droit de Yale et habile orateur, est évidemment une version moins rustre que Trump, j’ai plutôt vu dans ce débat une inquiétante banalisation des discours mensongers et haineux en politique. De tels discours, même exprimés sur un ton doucereux par un diplômé de l’Ivy League, n’en sont pas moins dangereux. Ils le sont peut-être même plus.

Ainsi a-t-on vu le colistier de Donald Trump oser revendiquer haut et fort son droit au mensonge courtois à heure de grande écoute lorsqu’une des modératrices du débat a rappelé que les migrants haïtiens de Springfield, en Ohio, contrairement à ce qu’il prétendait, jouissaient d’un statut légal.

« Les règles étaient que vous n’alliez pas vérifier les faits ! », lui a lancé Vance, l’air furieux. Traduction libre : laissez-moi mentir en paix !

Il s’est dit bien des choses sur les rumeurs racistes que Trump et Vance ont colportées sur de soi-disant Haïtiens « illégaux » qui « mangent des chats et des chiens » en Ohio. C’est tellement absurde que c’en est risible, se dit-on.

Mais la vérité sur ce type de mensonges trumpistes, c’est que leur apparente absurdité est parfaitement volontaire, observe Giuliano da Empoli. Son essai décortique la terrifiante stratégie des leaders populistes qui réinventent les règles du jeu politique.


PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’essayiste Giuliano da Empoli

En vertu de ces nouvelles règles, qui tiennent plus du théâtre cynique et absurde que du cours magistral, l’intensité narrative, qui peut donner à croire qu’un milliardaire corrompu s’intéresse réellement au sort des déshérités, passe bien avant l’exactitude des faits.

Pour des politiciens comme Trump ou Vance, répéter des « vérités alternatives » qui captent les peurs et la colère d’une part croissante de l’électorat n’est pas uniquement un instrument de propagande, explique l’essayiste Giuliano da Empoli. C’est un puissant vecteur de cohésion.

« Par de nombreux côtés, les absurdités sont un instrument organisationnel plus efficace que la vérité », a déjà écrit le blogueur de la droite alternative américaine Curtis Yarvin, connu sous le pseudonyme Mencius Moldbug. « N’importe qui peut croire à la vérité, tandis que croire à l’absurde est une vraie démonstration de loyauté. Et qui a un uniforme, une armée1 ».

Il se trouve que ce même Yarvin est non seulement un ami de Vance, mais aussi un de ses maîtres à penser. Cet ancien programmeur informatique, souvent cité comme un gourou de l’alt-right, est l’un des principaux idéologues à avoir forgé sa vision du monde, selon Politico2. De la même façon qu’on réinitialise un ordinateur défectueux, Yarvin propose une réinitialisation radicale du gouvernement américain qui pourrait être réalisée par un dictateur.

« Si les Américains veulent changer leur gouvernement, ils vont devoir surmonter leur phobie des dictateurs », a-t-il déjà déclaré3.

En 2021, Vance a affirmé dans une balado conservatrice qu’il serait opportun de s’inspirer des idées de Yarvin dans l’éventualité d’un retour au pouvoir de Trump, en mettant notamment à la porte un nombre important de fonctionnaires pour les remplacer par « des gens de chez nous [our people] ». Des gens qui, on le devine, sont soudés par les mêmes mensonges – comme celui qui consiste à croire que Trump n’a pas perdu l’élection en 2020. Des gens qui, portant fièrement l’uniforme trumpiste, pourraient même être prêts à prendre les armes pour les défendre, comme cela s’est vu lors de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021.

Lors du débat vice-présidentiel, Vance a d’ailleurs refusé de réfuter le mensonge sur la prétendue victoire volée à Trump. À la question on ne peut plus claire de Walz – « Est-ce que [Trump] a perdu l’élection de 2020 ? » –, le colistier républicain a répondu en faisant diversion : « Je me concentre sur l’avenir ».

Cet avenir réinventé, où la vérité n’est plus qu’un détail anodin et la vérification des faits, une violation des règles du jeu, n’a rien de réjouissant.

À une époque où ce ne sont plus nos opinions sur les faits, mais bien les faits eux-mêmes qui nous divisent, la sage formule du sénateur Daniel Patrick Moynihan, « chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits », n’est plus politiquement viable, croit Giuliano da Empoli. « Et tous ceux qui s’évertuent à la réhabiliter contre les [Matteo] Salvini et les Trump sont destinés à perdre », avertit-il, en évoquant le leader d’extrême droite italien.

Bref, la triste vérité sur les mensonges trumpistes, c’est que les souligner au crayon rouge ne permettra pas de les déjouer. Aux ingénieurs du chaos, les démocrates, s’ils veulent gagner, devront opposer des ingénieurs plus créatifs et plus futés encore.

1. L’extrait est cité par Giuliano da Empoli dans Les ingénieurs du chaos (JC Lattès).

2. Lisez « The Seven Thinkers and Groups That Have Shaped JD Vance’s Unusual Worldview » (en anglais)3. Lisez « Rachel Maddow sounds alarm on JD Vance’s pro-dictatorship influences » (en anglais)