Alexis Riopel
19 janvier 2019
Science
La mécanique bien huilée des astres
Dimanche soir, les astres s’aligneront. Une éclipse lunaire totale sera visible dans le ciel de l’Amérique, d’une partie de l’Europe et de l’ouest de l’Afrique. À Montréal, la Lune s’éteindra à 23 h 41, puis revivra une heure plus tard. Si spectaculaire soit-il, ce spectacle était attendu depuis longtemps. Toutes les éclipses lunaires du prochain millénaire sont connues avec une grande précision. Comment est-ce possible ?
Le 14 novembre 2999, la Lune s’éclipsera le temps de 18 minutes et demie, cachée dans l’ombre de la Terre. Ce sera la 3479e fois que l’entièreté de l’astre sélène s’obscurcira en cinq millénaires, selon les calculs de la NASA. Tandis que les scientifiques ont du mal à déterminer ce que sera le climat dans 50 ans, la chorégraphie des sphères du système solaire, elle, est parfaitement réglée.
Dans le cas d’une éclipse lunaire, cette chorégraphie prend la forme d’une danse en ligne par un soir de pleine lune. Quand le Soleil, la Terre et la Lune s’alignent (dans cet ordre), notre planète projette alors son ombre en direction de son satellite. L’astre prend une teinte rougeâtre, car la seule lumière qui l’atteint est celle défléchie par l’atmosphère terrestre. La couleur de la « Lune de sang » est donc exactement la même que celle d’un coucher de Soleil.
« Quand je vais à l’extérieur, pendant une éclipse, et que je regarde le ciel, ça me rappelle que le système solaire est une horloge géante, imagine Ernie Wright, de la NASA. Je ne peux pas évacuer la dimension émotionnelle de ces moments. »
Ce spécialiste travaille pour le studio de visualisation de l’agence spatiale américaine. En 2016, il avait été mandaté pour produire une animation vidéo de l’éclipse solaire du 12 août grâce aux données ultraprécises produites par ses collègues. Ainsi s’illumina son intérêt pour les éclipses.
Le coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique du Québec, Robert Lamontagne, s’émerveille pour sa part du travail accompli par les astronomes du passé. « Ce qui m’impressionne le plus, dit-il, c’est que 100, 500 ou 1000 ans avant notre ère, on avait déjà compris qu’il était possible de prévoir les éclipses. »
« Je trouve ça renversant de considérer l’effort intellectuel réalisé par nos ancêtres pour réaliser que ce n’est pas un dieu qui gouverne les astres, mais que le cosmos s’apparente plutôt à une machine avec des engrenages », remarque-t-il.
Le cycle de Saros
Parlant d’engrenages, ce sont justement des roues dentées qui offrent la plus belle démonstration que les érudits de l’Antiquité grecque savaient prévoir les éclipses.
Un mécanisme complexe, de la taille d’un livre, nommé la machine d’Anticythère, servait de calculateur analogique vers le IIe siècle av. J.-C. pour anticiper le mouvement des astres du système solaire. « La série d’engrenages était actionnée par une manivelle, explique Robert Lamontagne. Cela permettait de faire des prédictions d’éclipses de Lune extrêmement précises. »
Pour y arriver, les astronomes grecs tiraient avantage de la périodicité naturelle des mouvements célestes. Certains cadrans de la machine d’Anticythère représentent les jours, les mois ou les années. D’autres roues simulent l’effet des cycles dits « de Méton » et « de Saros » — ce dernier étant probablement le plus important pour la prévision des éclipses.
« Le cycle de Saros est un intervalle de 18 ans, 11 jours et 8 heures après lequel une éclipse de Lune se reproduit au même endroit et à la même heure », précise M. Lamontagne. Dans la Chine antique et chez les Mayas, on connaissait aussi plusieurs cycles décrivant le rythme des éclipses. Les cycles du Tritos (10,9 ans), du Thix (25,6 ans) ou du Triple Tritos (32,7 ans), combinés avec celui de Saros, permettent de faire des prévisions à plus long terme.
Cette connaissance des cycles s’est accumulée à force de la prise en note détaillée de la survenue des éclipses pendant des siècles. La machine d’Anticythère s’appuyait sur des savoirs déjà anciens, amassés par les Babyloniens, indique M. Lamontagne. Plus tard, les textes grecs ont été repris par les astronomes arabes aux VIe et VIIe siècles. Puis, à la Renaissance, la qualité des prévisions s’est raffinée en Europe.
La vitesse de la Terre
Aujourd’hui, les prévisions d’éclipses sont basées sur une connaissance extrêmement détaillée de la position des astres dans le système solaire. Celle de la Lune, par exemple, est connue au centimètre près grâce aux miroirs qu’y ont déposés des astronautes des missions Apollo, sur lesquels on a tiré des impulsions laser depuis la Terre.
La NASA a élaboré un outil informatique, nommé SPICE, qui intègre ces mesures et calcule la position des astres pour les millénaires à venir grâce aux équations de Newton (et à des corrections imputables à la théorie de la relativité générale). De là, le jeu d’ombres chinoises devient facile. « On peut prévoir avec une précision raisonnable les éclipses lunaires pour 10 000 ans, peut-être même davantage », lance au bout du fil Ernie Wright.
Pour les éclipses solaires, c’est plus délicat. Quand la Lune s’interpose entre le Soleil la Terre, elle projette sur notre planète une ombre d’une centaine de kilomètres de diamètre. La détermination de sa trajectoire exacte est alors plus difficile. La prévision des corridors où seront visibles les éclipses solaires se limite donc à seulement un siècle dans le futur.
Le principal facteur limitant la qualité des prévisions est l’incertitude quant à la vitesse de rotation de la Terre. En effet, cette vitesse n’est pas exactement constante dans le temps. L’orientation de la Terre à une heure donnée est sujette à une légère variation, qui est très difficile à prévoir dans le futur. Le 14 novembre 2999, par exemple, cet écart surnommé dans le jargon « delta T » (différence de temps) s’élèvera à environ 74 minutes par rapport à aujourd’hui.
« J’aime bien penser à delta T comme à une montre qui, après un millier d’années, pourrait être décalée d’une heure », remarque M. Wright.
La variation de la vitesse de rotation de la Terre dépend des marées lunaires, du mouvement des océans ou de la taille des glaciers. N’importe quel phénomène qui change la répartition de la masse de notre planète peut l’influencer. En fait, la chorégraphie céleste dépend (un peu) du climat dans 50 ans : si les émissions anthropiques de gaz à effet de serre font fondre les calottes glaciaires de l’Antarctique et du Groenland, les prochaines éclipses surviendront peut-être quelques secondes plus tard ou plus tôt…
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