135. Quoique le pouvoir législatif (soit qu’on l’ait remis à une seule personne ou à plusieurs, pour toujours, ou seulement pour un temps et par intervalles) soit le suprême pouvoir d’un État; cependant, il n’est premièrement, et ne peut être absolument arbitraire sur la vie et les biens du peuple.
Car, ce pouvoir n’étant autre chose que le pouvoir de chaque membre de la société, remis à cette personne ou à cette assemblée, qui est le législateur, ne saurait être plus grand que celui que toutes ces différentes personnes avaient dans l’état de nature, avant qu’ils entrassent en société, et eussent remis leur pouvoir à la communauté qu’ils formèrent ensuite.
Car, enfin, personne ne peut conférer à un autre plus de pouvoir qu’il n’en a lui-même : or, personne n’a un pouvoir absolu et arbitraire sur soi-même, ou sur un autre, pour s’ôter la vie, ou pour la ravir a qui que ce soit, ou lui ravir aucun bien qu’il lui appartienne en propre. Un homme, ainsi qu’il a été prouvé, ne peut se soumettre au pouvoir arbitraire d’un autre; et, dans l’état de nature, n’ayant point un pouvoir arbitraire sur la vie, sur la liberté, ou sur les possessions d’autrui, mais son pouvoir s’étendant seulement jusqu’où les lois de la nature le lui permettent, pour la conservation de sa personne, et pour la conservation du reste du genre humain; c’est tout ce qu’il donne et qu’il peut donner à une société, et, par ce moyen, au pouvoir législatif; en sorte que le pouvoir législatif ne saurait s’étendre plus loin.
Selon sa véritable nature et ses véritables engagements, il doit se terminer au bien public de la société. C’est un pouvoir qui n’a pour fin que la conservation, et qui, par conséquent, ne saurait jamais avoir droit de détruire, de rendre esclave, ou d’appauvrir, à dessein, aucun sujet *.
Les obligations des lois de la nature ne cessent point dans la société ; elles y deviennent même plus fortes en plusieurs cas; et les peines qui y sont annexées pour contraindre les hommes à les observer, sont encore mieux connues par le moyen des lois humaines. Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres.
S’ils font des lois pour régler les actions des membres de l’État, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent être conformes à celles de la nature, c’est-à-dire, à la volonté de Dieu, dont elles sont la déclaration; et la loi fondamentale de la nature ayant pour objet la conservation du genre humain; il n’y a aucun décret humain qui puisse être bon et valable, lorsqu’il est contraire à cette loi.