PLUS DE 2500 ANS SÉPARENT CES DEUX TEXTES: 1) 10 DÉCEMBRE 2018… CES CAPSULES TEMPORELLES POURRAIENT UN JOUR ÊTRE LES SEULES TRACES DE LA CIVILISATION HUMAINE.. 2500 ANS AVANT J.C…. L’ALLÉLGORIE DE LA CAVERNE…2)

10 DÉCEMBRE 2018

MÊME ÉTEINTS, LES ENGINS CONTINUERONT DE VOYAGER POTENTIELLEMENT DES MILLIARDS D’ANNÉES AVEC LEURS DISQUES. «CES CAPSULES TEMPORELLES POURRAIENT UN JOUR ÊTRE LES SEULES TRACES DE LA CIVILISATION HUMAINE» DIT LA NASA SOBREMENT DANS SON COMMUNIQUÉ.
DECEMBER 10, 2018
Publié le 10 décembre 2018 à 13h51 | Mis à jour à 17h59
Voyager 2, sonde lancée en 1977, atteint l’espace interstellaire
Agence France-Presse
Washington
À dix-huit milliards de kilomètres de la Terre, après 41 années de voyage dans le système solaire, la sonde Voyager 2 a atteint une zone où le vent solaire ne souffle plus, a annoncé la NASA lundi.
À cette distance extraordinaire, chaque message de Voyager 2 met 16 heures et demi à atteindre la Terre. Par comparaison, le temps de communication à la vitesse de la lumière est de 8 minutes pour Mars actuellement.
Les scientifiques de la NASA ont confirmé lundi que Voyager 2 était sortie de l’héliosphère, la bulle protectrice de particules et de champs magnétiques créés par le Soleil. L’appareil a traversé l’héliopause, limite au-delà de laquelle ce vent solaire n’atteint plus les objets.
Mais la sonde reste techniquement dans le système solaire, dont la frontière est fixée aux confins du nuage d’Oort, bien au-delà de Pluton, et que la NASA compare à « une grosse bulle épaisse autour du système solaire ». Ce nuage, composé probablement de milliards de corps glacés, reste sous l’influence de la gravité du Soleil. Voyager 2 mettra encore 30 000 ans à traverser cette ceinture.
En 2012, Voyager 2 est devenue la plus plus longue et la plus mythique mission de la NASA. Ses instruments continuent d’envoyer des observations.
Lancée alors que Jimmy Carter était président des États-Unis, elle a survolé Jupiter en 1979, puis Saturne, Uranus et Neptune, en 1989.
Comme elle fonctionnait encore après avoir dépassé Neptune, la NASA a continué la mission. Les ingénieurs ont éteint ses caméras pour économiser son énergie.
Sa sonde jumelle, Voyager 1, qui a quitté la Terre seize jours après elle, a atteint l’espace interstellaire en 2012 et continue encore de fonctionner. Mais l’un de ses instruments cruciaux pour mesurer le vent solaire, baptisé Plasma Science Experiment, est tombé en panne en 1980.
« Cette fois, c’est encore mieux », a dit Nicky Fox, directeur de la division d’héliophysique de la NASA. « Les informations envoyées par les Voyager sur les limites de l’influence du Soleil nous donnent un aperçu inédit d’un territoire vraiment vierge ».
Les deux sondes vont « très bien, pour des seniors », a dit Suzanne Dodd, directrice des communications interplanétaires de la NASA.
Selon elle, elles pourraient encore durer cinq ou dix ans, la seule limite étant la perte progressive de capacité de leur générateur à radioisotopes, qui fournit de l’énergie par la désintégration de matériaux radioactifs.
Les sondes emportent chacune des enregistrements de sons et d’images de la Terre sur des plaques en or et en cuivre.
Même éteints, les engins continueront de voyager potentiellement des milliards d’années avec leurs disques, et « ces capsules temporelles pourraient un jour être les seules traces de la civilisation humaine », dit la NASA sobrement dans son communiqué.

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IL Y A 2500 ANS
L’ALLÉGORIE DE LA CAVERNE DE PLATON

LA RÉPUBLIOUE

LIVRE VII


514 Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que 514a voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que 514b devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles (455).
Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en
515 pierre, en bois, et en toute espèce de matière (456); naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Voilà, s’écria-t-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent (457), répondis-je; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face?
Et comment? observa-t-il, s’ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie?
515b
Et pour les objets qui défilent, n’en est-il pas de même?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient (458)?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux?
Non, par Zeus, dit-il.
515c Assurément, repris-je, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriqués.
C’est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement
515d l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu’il répondra si quelqu’un lui vient dire qu’il n’a vu jusqu’alors que de vains fantômes, mais qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est? Ne penses-tu pas qu’il sera embarrassé, et que les ombres qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant?
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
515e Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés? n’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre?
Assurément.
Et si, repris-je, on l’arrache de sa caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu’il sera parvenu à la
516 lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies?
Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l’abord.
Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler
516b plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
À la fin, j’imagine, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit – mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d’une certaine manière,
516c est la cause de tout ce qu’il voyait avec ses compagnons dans la caverne (459).
Evidemment, c’est à cette conclusion qu’il arrivera.
Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l’on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers?
Si, certes.
Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et
516d qui par là était le plus habile à deviner leur apparition (460), penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d’Homère (461), ne préférera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait? 516e
Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?
Assurément si, dit-il.
Et s’il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n’ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue
517 est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l’accoutumance à l’obscurité demandera un temps assez long), n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens (462), et ne diront-ils pas qu’étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n’est même pas la peine d’essayer d’y monter? Et si quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas (463)?
Sans aucun doute, répondit-il.
Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut
517b appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l’idée du bien est perçue la dernière et avec 517c peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses; qu’elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière (464); que, dans le monde intelligible, c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence; et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.
Je partage ton opinion, dit-il, autant que je le puis.
Eh bien ! partage-la encore sur ce point, et ne t’étonnes pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s’occuper des affaires humaines, et que leurs âmes
517d aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Cela est bien naturel si notre allégorie est exacte.
C’est, en effet, bien naturel, dit-il.
Mais quoi? penses-tu qu’il soit étonnant qu’un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n’étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d’entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations
517e qu’en donnent ceux qui n’ont jamais vu la justice elle-même (465)?
Il n’y a là rien d’étonnant.
En effet, repris-je, un homme sensé se rappellera que
518 les yeux peuvent être troublés de deux manières et par deux causes opposées : par le passage de la lumière à l’obscurité, et par celui de l’obscurité à la lumière; et ayant réfléchi qu’il en est de même pour l’âme, quand il en verra une troublée et embarrassée pour discerner certains objets, il n’en rira pas sottement, mais examinera plutôt si, venant d’une vie plus lumineuse, elle est, faute d’habitude, offusquée par les ténèbres, ou si, passant de l’ignorance à la lumière, elle est éblouie de son trop 518b vif éclat; dans le premier cas il l’estimera heureuse en raison de ce qu’elle éprouve et de la vie qu’elle mène; dans le second, il la plaindra, et s’il voulait rire à ses dépens, ses moqueries seraient moins ridicules que si elles s’adressaient à l’âme qui redescend du séjour de la lumière (466).
C’est parler, dit-il, avec beaucoup de sagesse.
Il nous faut donc, si tout cela est vrai, en conclure ceci ; l’éducation n’est point ce que certains proclament qu’elle
518c est ; car ils prétendent l’introduire dans l’âme, où elle n’est point, comme on donnerait la vue à des yeux aveugles (467).
Ils le prétendent, en effet.
Or, repris-je, le présent discours montre que chacun possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet usage, et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner qu’avec le corps tout entier des ténèbres vers la lumière, cet organe doit aussi se détourner avec l’âme tout entière de ce qui naît, jusqu’à ce qu’il devienne capable de supporter la vue de l’être et de ce qu’il y a de
518d plus lumineux dans l’être; et cela nous l’appelons le bien, n’est-ce pas?
Oui.
L’éducation est donc l’art qui se propose ce but, la conversion de l’âme, et qui recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l’opérer; elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction.
Il le semble, dit-il.
Maintenant, les autres vertus, appelées vertus de l’âme, paraissent bien se rapprocher de celles du corps – car, en réalité, quand on ne les a pas tout d’abord, on les peut
518e acquérir dans la suite par l’habitude et l’exercice (468); mais la vertu de science appartient très probablement à quelque chose de plus divin (469), qui ne perd jamais sa force, et qui, selon la direction qu’on lui donne, devient 519 utile et avantageux ou inutile et nuisible. N’as-tu pas encore remarqué, au sujet des gens que l’on dit méchants mais habiles, combien perçants sont les yeux de leur misérable petite âme, et avec quelle acuité ils discernent les objets vers lesquels ils se tournent? Leur âme n’a donc pas une vue faible, mais comme elle est contrainte de servir leur malice, plus sa vue est perçante, plus elle fait de mal.
Cette remarque est tout à fait juste, dit-il.
Et cependant, poursuivis-je, si de pareils naturels étaient émondés dès l’enfance, et que l’on coupât les excroissances de la famille du devenir, comparables à des masses de plomb, qui s’y développent par l’effet de la
519b gourmandise, des plaisirs et des appétits de ce genre, et qui tournent la vue de l’âme vers le bas; si, libérés de ce poids, ils étaient tournés vers la vérité, ces mêmes naturels la verraient avec la plus grande netteté, comme ils voient les objets vers lesquels ils sont maintenant tournés.
C’est vraisemblable, reconnut-il.
Mais quoi ! n’est-il pas également vraisemblable, et nécessaire d’après ce que nous avons dit, que ni les gens sans éducation et sans connaissance de la vérité, ni ceux qu’on laisse passer toute leur vie dans l’étude, ne sont
519c propres au gouvernement de la cité, les uns parce qu’ils n’ont aucun but fixe auquel ils puissent rapporter tout ce qu’ils font dans la vie privée ou dans la vie publique, les autres parce qu’ils ne consentiront point à s’en charger, se croyant déjà transportés de leur vivant dans les îles fortunées.
C’est vrai, dit-il.
Il nous incombera donc, à nous fondateurs, d’obliger les meilleurs naturels à se tourner vers cette science que nous avons reconnue tout à l’heure (470) comme la plus sublime, à voir le bien et à faire cette ascension; mais,
519d après qu’ils se seront ainsi élevés et auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui.
Quoi donc?
De rester là-haut, répondis-je, de refuser de descendre de nouveau parmi les prisonniers et de partager avec eux travaux et honneurs, quel que soit le cas qu’on en doive faire (471).
Hé quoi ! s’écria-t-il, commettrons-nous à leur égard l’injustice de les forcer à mener une vie misérable, alors qu’ils pourraient jouir d’une condition plus heureuse?
519e Tu oublies encore une fois, mon ami, que la loi ne se préoccupe pas d’assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu’elle s’efforce de réaliser le bonheur de la cité tout entière, en unissant les citoyens par la persuasion ou la contrainte, et en les amenant à se faire part les uns aux autres des avantages que chaque 520 classe peut apporter à la communauté; et que, si elle forme de tels hommes dans la cité, ce n’est point pour les laisser libres de se tourner du côté qu’il leur plaît, mais pour les faire concourir à fortifier le lien de l’État.
C’est vrai, dit-il, je l’avais oublié.
Au reste, Glaucon, observe que nous ne serons pas coupables d’injustice envers les philosophes qui se seront formés chez nous, mais que nous aurons de justes raisons à leur donner en les forçant à se charger de la conduite et de la garde des autres. Nous leur dirons en effet :
520b « Dans les autres cités, il est naturel que ceux qui sont devenus philosophes ne participent point aux travaux de la vie publique, puisqu’ils se sont formés eux-mêmes, malgré le gouvernement de ces cités; or il est juste que celui qui se forme soi-même et ne doit sa nourriture à personne, ne veuille en payer le prix à qui que ce soit. Mais vous, nous vous avons formés dans l’intérêt de l’État comme dans le vôtre pour être ce que sont les chefs et les rois dans les ruches; nous vous avons donné une éducation meilleure et plus parfaite que celle de ces 520c philosophes-là, et vous avons rendus plus capables d’allier le maniement des affaires à l’étude de la philosophie (472). Il faut donc que vous descendiez, chacun à votre tour, dans la commune demeure, et que vous vous accoutumiez aux ténèbres qui y règnent; lorsque vous vous serez familiarisés avec elles, vous y verrez mille fois mieux que les habitants de ce séjour, et vous connaîtrez la nature de chaque image (473), et de quel objet elle est l’image, parce que vous aurez contemplé en vérité le beau, le juste et le bien. Ainsi le gouvernement de cette cité qui est la vôtre et la nôtre sera une réalité et non pas un vain songe, comme celui des cités actuelles, où les chefs se battent pour des ombres et se disputent l’autorité, 520d qu’ils regardent comme un grand bien (474). Voici là-dessus quelle est la vérité : la cité où ceux qui doivent commander sont les moins empressés à rechercher le pouvoir, est la mieux gouvernée et la moins sujette à la sédition, et celle où les chefs sont dans des dispositions contraires se trouve elle-même dans une situation contraire. »
Parfaitement, dit-il.
Eh bien ! crois-tu que nos élèves résisteront à ces raisons et refuseront de prendre part, à tour de rôle, aux labeurs de l’État, tout en passant d’ailleurs ensemble la majeure partie de leur temps dans la région de la pure lumière?
C’est impossible, répondit-il, car nos prescriptions sont justes et s’adressent à des hommes justes. Mais il est
520e certain que chacun d’eux ne viendra au pouvoir que par nécessité, contrairement à ce que font aujourd’hui les chefs dans tous les États.
Oui, repris-je, il en est ainsi, mon camarade; si tu découvres pour ceux qui doivent commander une condition
521 préférable au pouvoir lui-même, il te sera possible d’avoir un État bien gouverné; car dans cet État seuls commanderont ceux qui sont vraiment riches, non pas d’or, mais de cette richesse dont l’homme a besoin pour être heureux : une vie vertueuse et sage. Par contre, si les mendiants et les gens affamés de biens particuliers viennent aux affaires publiques, persuadés que c’est là qu’il faut en aller prendre, cela ne te sera pas possible; car on se bat alors pour obtenir le pouvoir, et cette guerre domestique et intestine perd et ceux qui s’y livrent et le reste de la cité (475).
Rien de plus vrai, dit-il.
Or, connais-tu une autre condition que celle du vrai
521b philosophe pour inspirer le mépris des charges publiques ?
Non, par Zeus.
D’autre part, il ne faut pas que les amoureux du pouvoir lui fassent la cour, autrement il y aura des luttes entre prétendants rivaux.
Sans doute.
Par conséquent, à qui imposeras-tu la garde de la cité, sinon à ceux qui sont les plus instruits des moyens de bien gouverner un État, et qui ont d’autres honneurs et une condition préférable à celle de l’homme public?
À personne d’autre.
521c Veux-tu donc que nous examinions maintenant de quelle manière se formeront des hommes de ce caractère, et comment on les fera monter vers la lumière, comme certains sont montés, dit-on, de l’Hadès au séjour des dieux (476)?
Comment ne le voudrais-je pas?
Cela ne sera pas, apparemment, un simple tour de palet (477); il s’agira d’opérer la conversion de l’âme d’un jour aussi ténébreux que la nuit vers le jour véritable, c’est-à-dire de l’élever jusqu’à l’être; et c’est ce que nous appellerons la vraie philosophie.

Parfaitement.
Il faut donc examiner quelle est, parmi les sciences,
521d celle qui est propre à produire cet effet.
Sans doute.
Quelle est donc, Glaucon, la science qui attire l’âme de ce qui devient vers ce qui est? Mais, en parlant, ceci me revient à l’esprit : n’avons-nous pas dit que nos philosophes devaient être dans leur jeunesse des athlètes guerriers (478)?
Si, nous l’avons dit.
Il faut donc que la science que nous cherchons, outre ce premier avantage, en ait encore un autre.
Lequel?
Celui de ne pas être inutile à des hommes de guerre.
Assurément il le faut, si la chose est possible.
521e Or, c’est par la gymnastique et la musique que nous les avons précédemment formés (479).
Oui.
Mais la gymnastique a pour objet ce qui devient et ce qui meurt, puisque c’est du développement et du dépérissement du corps qu’elle s’occupe.
Évidemment.
Elle n’est donc pas la science que nous cherchons.
Non.
Serait-ce la musique, telle que nous l’avons décrite
522 plus haut?
Mais, répliqua-t-il, elle n’était, s’il t’en souvient, que la contrepartie de la gymnastique, formant les gardiens par l’habitude, et leur communiquant au moyen de l’harmonie un certain accord – et non la science – et une certaine eurythmie au moyen du rythme; et dans les discours ses caractères étaient semblables, qu’il s’agît de discours fabuleux ou véridiques; mais d’étude qui conduisît au but que tu te proposes maintenant, elle n’en comportait aucune (480).
522b Tu me rappelles très exactement ce que nous avons dit; en vérité, elle n’en comportait aucune. Mais alors, excellent Glaucon, quelle sera cette étude? Car les arts nous sont tous apparus comme mécaniques…
Sans doute. Mais quelle autre étude reste-t-il si nous écartons la musique, la gymnastique et les arts?
Eh bien ! répondis-je, si nous ne trouvons rien à prendre hors delà, prenons quelqu’une de ces études qui s’étendent à tout.
Laquelle?
Par exemple cette étude commune, qui sert à tous les
522c arts, à toutes les opérations de l’esprit et à toutes les sciences, et qui est une des premières auxquelles tout homme doit s’appliquer.
Laquelle? demanda-t-il.
Cette étude vulgaire qui apprend à distinguer un, deux et trois; je veux dire, en un mot, la science des nombres et du calcul; n’est-il pas vrai qu’aucun art, aucune science ne peut s’en passer?
Certes !
Ni, par conséquent, l’art de la guerre?
Il y a grande nécessité.
En vérité, Palamède (481), chaque fois qu’il apparaît
522d dans les tragédies, nous présente Agamemnon sous les traits d’un fort plaisant général. Ne prétend-il pas en effet, que c’est lui, Palamède, qui, après avoir inventé les nombres, disposa l’armée en ordre de bataille devant Ilion, et fit le dénombrement des vaisseaux et de tout le reste, comme si avant lui rien de cela n’eût été dénombré et qu’Agamemnon, apparemment, ne sût pas combien de pieds il avait, puisqu’il ne savait pas compter. Quel générai serait-ce là à ton avis?
Un général singulier, dit-il, si la chose était vraie.
522e Dès lors, repris-je, nous poserons comme nécessaire au guerrier la science du calcul et des nombres.
Elle lui est tout à fait indispensable s’il veut entendre quelque chose à l’ordonnance d’une armée, ou plutôt s’il veut être homme (482).
Maintenant, demandai-je, fais-tu la même remarque que moi au sujet de cette science?
Laquelle?
523 Quelle pourrait bien être une de ces sciences que nous cherchons et qui conduisent naturellement à la pure intelligence; mais personne n’en use comme il faudrait, quoiqu’elle soit parfaitement propre à élever jusqu’à l’être.
Que veux-tu dire?
Je vais t’expliquer ma pensée; ce que je distinguerai comme propre ou non à mener au but dont nous parlons, considère-le avec moi, puis donne ou refuse ton assentiment, afin que nous puissions voir plus clairement si la chose est telle que je l’imagine.
Montre ce dont il s’agit.
Je te montrerai donc, si tu veux bien regarder, que
523b parmi les objets de la sensation les uns n’invitent point l’esprit à l’examen, parce que les sens suffisent à en juger, tandis que les autres l’y invitent instamment, parce que la sensation, à leur sujet, ne donne rien de sain.
Tu parles sans doute des objets vus dans le lointain et des dessins en perspective.
Tu n’as pas du tout compris ce que je veux dire.
De quoi donc veux-tu parler? demanda-t-il.
Par objets ne provoquant point l’examen, répondis-je, j’entends ceux qui ne donnent pas lieu, en même temps, à deux sensations opposées; et je considère ceux qui y
523c donnent lieu comme provoquant l’examen, puisque, qu’on les perçoive de près ou de loin, les sens n’indiquent pas qu’ils soient ceci plutôt que le contraire. Mais tu comprendras plus clairement ce que je veux dire de la manière suivante : voici trois doigts, le pouce, l’index et le majeur (483).
Fort bien, dit-il.
Conçois que je les suppose vus de près; maintenant, fais avec moi cette observation.
Laquelle?
Chacun d’eux nous paraît également un doigt; peu
523d importe à cet égard qu’on le voie au milieu ou à l’extrémité, blanc ou noir, gros ou mince, et ainsi du reste. Dans tous ces cas, l’âme de la plupart des hommes n’est pas obligée de demander à l’entendement ce que c’est qu’un doigt, car la vue ne lui a jamais témoigné en même temps qu’un doigt fût autre chose qu’un doigt.
Certes bon, dit-il.
Il est donc naturel, repris-je, qu’une pareille sensation n’excite ni ne réveille l’entendement.
523e
C’est naturel.
Mais quoi? la vue discerne-t-elle bien la grandeur et la petitesse des doigts, et à cet égard lui est-il indifférent que l’un d’eux soit au milieu ou à l’extrémité? et n’en est-il pas de même pour le toucher à l’égard de l’épaisseur et de la minceur, de la mollesse et de la dureté? et les données des autres sens ne sont-elles pas pareillement défectueuses? N’est-ce pas ainsi que chacun d’eux procède? D’abord le sens préposé à la perception de ce
524 qui est dur a charge de percevoir aussi ce qui est mou, et il rapporte à l’âme que le même objet lui donne une sensation de dureté et de mollesse.
Il en est ainsi.
Or, n’est-il pas inévitable qu’en de tels cas l’âme soit embarrassée et se demande ce que signifie une sensation qui lui présente une même chose comme dure et comme molle? De même dans la sensation de la légèreté et dans celle de la lourdeur (484), que doit-elle entendre par léger et par lourd si l’une lui signale que le lourd est léger, et l’autre que le léger est lourd?
524b En effet, dit-il, ce sont là d’étranges témoignages pour l’âme et qui réclament l’examen.
Il est donc naturel, repris-je, que l’âme appelant alors à son secours le raisonnement et l’intelligence tâche de se rendre compte si chacun de ces témoignages porte sur une chose ou sur deux.
Sans doute.
Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d’elles lui paraît une et distincte de l’autre.
Oui.
Si donc chacune lui paraît une, et l’une et l’autre deux, elle les concevra comme séparées; car si elles n’étaient pas séparées elle ne les concevrait pas comme étant deux
524c mais une.
C’est exact.
La vue a perçu, disons-nous; la grandeur et la petitesse non point séparées, mais confondues ensemble, n’est-ce pas?
Oui.
Et pour éclaircir cette confusion, l’entendement est forcé de voir la grandeur et la petitesse non plus confondues, mais séparées, contrairement à ce que faisait la vue.
C’est vrai.
Or, n’est-ce pas de là que nous vient d’abord la pensée de nous demander ce que peuvent être la grandeur et la petitesse (485)?
Si fait.
Et c’est de la sorte que nous avons défini l’intelligible et le visible.
524d Précisément.
Voilà donc ce que je voulais faire entendre tout à l’heure, quand je disais que certains objets invitent l’âme à la réflexion, et que d’autres ne l’y invitent point, distinguant comme propres à l’y inviter ceux qui donnent lieu simultanément à deux sensations contraires, et ceux qui n’y donnent point lieu comme impropres à éveiller l’intelligence.
Je comprends maintenant, dit-il, et je suis de ton avis. Et le nombre et l’unité, dans quelle classe les ranges-tu? Je ne sais, répondit-il.
Eh bien ! juges-en d’après ce que nous venons de dire. Si l’unité est perçue en elle-même, de façon satisfaisante, par la vue ou par quelque autre sens, elle n’attirera pas
524e notre âme vers l’essence, non plus que le doigt dont nous parlions tout à l’heure; mais si la vue de l’unité offre toujours quelque contradiction, de sorte qu’elle ne paraisse pas plus unité que multiplicité, alors il faudra un juge pour décider; l’âme est forcément embarrassée, et, réveillant en elle l’entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que peut être l’unité en soi; c’est ainsi que la perception de l’unité est de celles qui conduisent et tournent l’âme vers la conemplation 525 de l’être.
Certes, dit-il, la vue de l’unité possède ce pouvoir à un très haut degré, car nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu’à l’infini.
Et s’il en est ainsi de l’unité, poursuivis-je, il en est de même de tout nombre (486)?
Sans doute.
Or, la logistique et l’arithmétique portent tout entières sur le nombre (487)?
Certainement.
Ce sont par conséquent des sciences propres à conduire
525b à la vérité.
Oui, éminemment propres.
Elles sont donc, semble-t-il, de celles que nous cherchons, car l’étude en est nécessaire au guerrier pour ranger une armée, et au philosophe pour sortir de la sphère du devenir et atteindre l’essence, sans quoi il ne serait jamais arithméticien.
C’est vrai dit-il.
Mais notre gardien est à la fois guerrier et philosophe?
Sans doute.
Il conviendrait donc, Glaucon, de prescrire cette étude par une loi, et de persuader à ceux qui doivent remplir
525c les plus hautes fonctions publiques de se livrer à la science du calcul, non pas superficiellement, mais jusqu’à ce qu’ils arrivent, par la pure intelligence, à connaître la nature des nombres; et de cultiver cette science non pas pour la faire servir aux ventes et aux achats, comme les négociants et les marchands (488), mais pour l’appliquer à la guerre, et pour faciliter la conversion de l’âme du monde de la génération vers la vérité et l’essence.
Très bien dit.
Et j’aperçois maintenant, après avoir parlé de la
525d science des nombres, combien elle est belle et utile, sous bien des rapports, à notre dessein, à condition qu’on l’étudie pour connaître et non pour trafiquer.
Qu’admires-tu donc si fort en elle?
Ce pouvoir, dont je viens de parler, de donner à l’âme un vigoureux élan vers la région supérieure, et de l’obliger à raisonner sur les nombres en eux-mêmes, sans jamais souffrir qu’on introduise dans ses raisonnements des nombres visibles et palpables (489). Tu sais en effet ce que
525e font les gens habiles en cette science : si l’on essaie, au cours d’une discussion, de diviser l’unité proprement dite, ils se moquent et n’écoutent pas. Si tu la divises, ils la multiplient d’autant, dans la crainte qu’elle n’apparaisse plus comme une, mais comme un assemblage de parties (490).
C’est très vrai, dit-il.
526 Que crois-tu donc, Glaucon, si quelqu’un leur demandait : « Hommes merveilleux, de quels nombres parlez-vous? Où sont ces unités, telles que vous les supposez, toutes égales entre elles, sans la moindre différence, et qui ne sont pas formées de parties? » que crois-tu qu’ils répondraient?
Ils répondraient, je crois, qu’ils parlent de ces nombres qu’on ne peut saisir que par la pensée, et qu’on ne peut manier d’aucune autre façon.
Tu vois ainsi, mon ami, que cette science a l’air de nous être vraiment indispensable, puisqu’il est évident qu’elle
526b oblige l’âme à se servir de la pure intelligence pour atteindre la vérité en soi.
Oui, elle est remarquablement propre à produire cet effet.
Mais n’as-tu pas observé que les calculateurs-nés sont naturellement prompts à comprendre toutes les sciences, pour ainsi dire, et que les esprits lourds, lorsqu’ils ont été exercés et rompus au calcul, même s’ils n’en retirent aucun autre avantage, y gagnent au moins celui d’acquérir plus de pénétration (491).
C’est incontestable, dit-il.
Au reste, il serait difficile, je pense, de trouver beaucoup
526c de sciences qui coûtent plus à apprendre et à pratiquer que celle-là.
Certes.
Pour toutes ces raisons, il ne faut pas la négliger, mais y former les meilleurs naturels.
Je suis de ton avis.
Voilà donc, repris-je, une première science adoptée; examinons si cette deuxième, qui s’y rattache, nous convient en quelque manière.
Laquelle? demanda-t-il; est-ce de la géométrie que tu veux parler?
D’elle-même, répondis-je.
En tant qu’elle se rapporte aux opérations de la guerre,
526d il est évident qu’elle nous convient; car pour asseoir un camp, prendre des places fortes, resserrer ou étendre une armée, et lui faire exécuter toutes les manoeuvres qui sont d’usage dans les batailles ou dans les marches, le même général se montre autrement supérieur s’il est géomètre que s’il ne l’est pas.
Mais en vérité, répliquai-je, il n’est pas besoin pour cela de beaucoup de géométrie et de calcul. Il faut donc
526e examiner si le fort de cette science et ses parties les plus avancées tendent à notre but, qui est de faire voir plus facilement l’idée du bien. Or y tend, disons-nous, tout ce qui force l’âme à se tourner vers le lieu où réside le plus heureux des êtres, que, de toute façon, elle doit contempler.
Tu as raison.
Par conséquent, si la géométrie oblige à contempler l’essence, elle nous convient; si elle s’arrête au devenir, elle ne nous convient pas (492).
C’est notre opinion.
527 Or, aucun de ceux qui savent un peu de géométrie ne nous contestera que la nature de cette science est directement opposée au langage qu’emploient ceux qui la pratiquent.
Comment? demanda-t-il.
Ce langage, assurément, est fort ridicule et misérable; car c’est en hommes de pratique, ayant en vue les applications, qu’ils parlent de carrer, de construire sur une ligne, d’ajouter, et qu’ils font sonner d’autres mots semblables
527b, alors que cette science tout entière n’a d’autre objet que la connaissance.
C’est parfaitement vrai.
Ne faut-il donc pas convenir encore de ceci?
De quoi?
Qu’elle a pour objet la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt.
Il est aisé d’en convenir, dit-il; la géométrie est en effet la connaissance de ce qui est toujours (493).
Par suite, mon noble ami, elle attire l’âme vers la vérité, et développe en elle cet esprit philosophique qui élève vers les choses d’en haut les regards que nous abaissons à tort vers les choses d’ici-bas.
Oui, elle produit cet effet autant qu’il se peut.
527c
Il faut donc, autant qu’il se peut, prescrire aux citoyens de ta Callipolis de ne point négliger la géométrie; elle a d’ailleurs des avantages secondaires qui ne sont pas à mépriser.
Lesquels?
Ceux que tu as mentionnés, répondis-je, et qui concernent la guerre; en outre, pour ce qui est de mieux comprendre les autres sciences, nous savons qu’il y a une différence du tout au tout entre celui qui est versé dans la géométrie et celui qui ne l’est pas.
Oui, par Zeus, du tout au tout.
Voilà donc la seconde science que nous prescrirons aux jeunes gens.
Prescrivons-la, dit-il.
Et maintenant l’astronomie sera-t-elle la troisième
527d science? Que t’en semble?
C’est mon avis; car savoir aisément reconnaître le moment du mois et de l’année où l’on se trouve est chose qui intéresse non seulement l’art du laboureur et l’art du pilote, mais encore, et non moins, celui du général.
Tu m’amuses, dis-je; en effet, tu sembles craindre que le vulgaire ne te reproche de prescrire des études inutiles. Or il importe beaucoup, encore que ce soit difficile, de croire que les études dont nous parlons purifient et ravivent en chacun de nous un organe de l’âme gâté et aveuglé
527e par les autres occupations – organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c’est par lui seul qu’on aperçoit la vérité. À ceux qui partagent cette opinion tes propos paraîtront extrêmement justes; mais ceux qui n’ont là-dessus aucune lumière trouveront naturellement que ces propos ne signifient rien; car en dehors de l’utilité pratique, ils ne voient dans ces sciences aucun autre avantage digne de mention. Demande-toi donc auquel de ces deux groupes d’auditeurs tu t’adresses; ou bien si ce n’est ni pour les 528 uns ni pour les autres, mais pour toi principalement que tu raisonnes, sans envier pourtant à un autre le profit qu’il peut tirer de tes raisonnements.
C’est le parti que je choisis, répondit-il : de parler, de questionner et de répondre principalement pour moi.
Reviens alors en arrière, dis-je, car tout à l’heure nous n’avons pas pris la science qui suit immédiatement la géométrie (494).
Comment cela? demanda-t-il.

Après les surfaces nous avons pris les solides déjà en mouvement, avant de nous occuper des solides en eux-mêmes 528b; or l’ordre exige qu’après ce qui est élevé à la seconde puissance on passe à ce qui l’est à la troisième, c’est-à-dire aux cubes et aux objets qui ont de la profondeur.
C’est vrai, dit-il; mais il me semble, Socrate, que cette science n’est pas encore découverte.
Aussi bien, repris-je, cela tient à deux causes : d’abord, aucune cité n’honore ces recherches, et comme elles sont difficiles, on y travaille faiblement; ensuite, les chercheurs ont besoin d’un directeur sans lequel leurs efforts seront vains. Or il est difficile d’en trouver un, et le trouverait-on, dans l’état actuel des choses, ceux qui s’occupent de ces
528c recherches ont trop de présomption pour lui obéir. Mais si une cité tout entière coopérait avec ce directeur et honorait cette science, ils obéiraient, et les questions que pose cette dernière, étudiées avec suite et vigueur, seraient élucidées, puisque même à présent, méprisée du vulgaire, tronquée par des chercheurs qui ne se rendent pas compte de son utilité (495), en dépit de tous ces obstacles, et par la seule force du charme qu’elle exerce, elle fait des progrès; aussi n’est-il pas surprenant qu’elle en soit 528d au point où nous la voyons (496).
Certes, dit-il, elle exerce un charme extraordinaire. Mais explique-moi plus clairement ce que tu disais tout à l’heure. Tu mettais d’abord la science des surfaces ou géométrie.
Oui.
Et l’astronomie immédiatement après; puis, tu es revenu sur tes pas.
C’est que, dans ma hâte d’exposer rapidement tout cela, je recule au lieu d’avancer. En effet, après la géométrie, vient la science qui étudie la dimension de profondeur; mais comme elle n’a encore donné lieu qu’à des recherches ridicules, je l’ai laissée pour passer à l’astronomie, c’est-à-dire au mouvement des solides.
528e
C’est exact.
Plaçons donc l’astronomie au quatrième rang, en supposant que la science que nous laissons à présent de côté se constituera quand la cité s’en occupera.
C’est vraisemblable, dit-il. Mais comme tu m’as reproché tout à l’heure de faire un éloge maladroit de l’astronomie, je vais la louer maintenant d’une manière conforme au point de vue sous lequel tu l’envisages. Il est,
529 ce me semble, évident pour tout le monde qu’elle oblige l’âme à regarder en haut et à passer des choses d’ici-bas aux choses du ciel.
Peut-être, répliquai-je, est-ce évident pour tout le monde sauf pour moi; car je n’en juge pas ainsi.
Et comment en juges-tu? demanda-t-il.
De la façon dont la traitent ceux qui prétendent l’ériger en philosophie, elle fait, à mon avis, regarder en bas.
Comment l’entends-tu?
Ma foi ! elle ne manque pas d’audace (497) ta conception de l’étude des choses d’en haut ! Tu as l’air de croire qu’un homme qui regarderait les ornements d’un plafond
529b, la tête penchée en arrière, et y distinguerait quelque chose, userait, ce faisant, de sa raison et non de ses yeux !
Peut-être, après tout, est-ce toi qui en juges bien et moi sottement; mais je ne puis reconnaître d’autre science qui fasse regarder en haut que celle qui a pour objet l’être et l’invisible; et si quelqu’un tente d’étudier une chose sensible en regardant en haut, bouche béante, ou en bas, bouche close, l’affirme qu’il n’apprendra jamais – car la science ne comporte rien de sensible – et que son âme ne regarde pas en haut mais en bas, étudiât-il couché à
529c la renverse sur terre ou flottant sur le dos en mer (498) !
Tu as raison de me reprendre; je n’ai que ce que je mérite. Mais comment disais-tu qu’il fallait réformer l’étude de l’astronomie pour la rendre utile à notre dessein?
Voici, dis-je. On doit considérer les ornements du ciel comme les plus beaux et les plus parfaits des objets de
529d leur ordre, mais, puisqu’ils appartiennent au monde visible, ils sont bien inférieurs aux vrais ornements, aux mouvements selon lesquels la pure vitesse et la pure lenteur, dans le vrai nombre et toutes les vraies figures, se meuvent en relation l’une avec l’autre, et meuvent ce qui est en elles (499); or ces choses sont perçues par l’intelligence et la pensée discursive et non par la vue; ou peut-être crois-tu le contraire?
Nullement.
Il faut donc, poursuivis-je, se servir des ornements du ciel ainsi que de modèles dans l’étude de ces choses invisibles, comme on ferait si l’on trouvait des dessins tracés
529e et exécutés avec une habileté incomparable par Dédale ou par quelque autre artiste ou peintre : en les voyant, un géomètre estimerait que ce sont des chefs-d’oeuvre de fini, mais il trouverait ridicule de les étudier sérieusement dans le propos d’y saisir la vérité sur les rapports des 530 quantités égales, doubles ou autres.
En effet, ce serait ridicule.
Et le véritable astronome, ne crois-tu pas qu’il éprouvera le même sentiment en considérant les mouvements des astres? Il pensera que le ciel et ce qu’il renferme ont été disposés par leur créateur avec toute la beauté qu’on peut mettre en de pareils ouvrages; mais quant aux rapports du jour à la nuit, du jour et de la nuit aux mois, des mois à l’année, et des autres astres au soleil,
530b à la lune et à eux-mêmes, ne trouvera-t-il pas qu’il est absurde de croire que ces rapports soient toujours les mêmes et ne varient jamais – alors qu’ils sont corporels et visibles – et de chercher par tous les moyens à y saisir la vérité (500) ?
C’est mon avis, dit-il, maintenant que je viens de t’entendre.
Donc, repris-je, nous étudierons l’astronomie comme la géométrie, à l’aide de problèmes, et nous laisserons les
530c phénomènes du ciel, si nous voulons saisir vraiment cette science, et rendre utile la partie intelligente de notre âme, d’inutile qu’elle était auparavant.
Certes, dit-il, tu prescris là aux astronomes une tâche maintes fois plus difficile que celle qu’ils font aujourd’hui !
Et je pense, ajoutai-je, que nous prescrirons la même méthode pour les autres sciences, si nous sommes de bons législateurs. Mais pourrais-tu me rappeler encore quelque science qui convienne à notre dessein?
Non, du moins pas sur-le-champ.
Cependant le mouvement ne présente pas qu’une seule forme : il en a plusieurs, ce me semble. Un savant pourrait
530d peut-être les énumérer toutes; mais il en est deux que nous connaissons.
Lesquelles?
Outre celle que nous venons de mentionner, une autre qui lui répond (501).
Quelle?
Il semble, répondis-je, que comme les yeux ont été formés pour l’astronomie, les oreilles l’ont été pour le mouvement harmonique, et que ces sciences sont soeurs, comme l’affirment les Pythagoriciens, et comme nous, Glaucon, nous l’admettons, n’est-ce pas (502)?
Oui.
Comme l’affaire est d’importance, nous prendrons leur
530e opinion sur ce point et sur d’autres encore, s’il y a lieu; mais, dans tous les cas, nous garderons notre principe.
Lequel?
Celui de veiller à ce que nos élèves n’entreprennent point d’étude en ce genre qui resterait imparfaite, et n’aboutirait pas au terme où doivent aboutir toutes nos connaissances, comme nous le disions tantôt au sujet de l’astronomie. Ne sais-tu pas que les musiciens ne traitent pas mieux l’harmonie? S’appliquant à mesurer les accords
531 et les tons perçus par l’oreille, ils font, comme les astronomes, un travail inutile (503).
Et par les dieux! s’écria-t-il, c’est de façon ridicule qu’ils parlent de « fréquences » (504) et tendent l’oreille comme s’ils pourchassaient un son dans le voisinage (505); les uns prétendent qu’entre deux notes ils en perçoivent une intermédiaire, que c’est le plus petit intervalle et qu’il faut le prendre comme mesure (506); les autres soutiennent au contraire qu’il est semblable aux sons précédents;
531b mais les uns et les autres font passer l’oreille avant l’esprit.
Tu parles, dis-je, de ces braves musiciens qui persécutent et torturent les cordes en les tordant sur les chevilles. Je pourrais pousser plus loin la description, et parler des coups d’archet qu’ils leur donnent, des accusations dont ils les chargent, des dénégations et de la jactance des cordes (507); mais je la laisse et je déclare que ce n’est pas d’eux que je veux parler, mais de ceux que nous nous proposions tout à l’heure d’interroger sur l’harmonie; car ils font la même chose que les astronomes
531c : ils cherchent des nombres dans les accords perçus par l’oreille, mais ils ne s’élèvent pas jusqu’aux problèmes, qui consistent à se demander quels sont les nombres harmoniques et ceux qui ne le sont pas, et d’où vient entre eux cette différence.
Tu parles là, dit-il, d’une recherche sublime.
Elle est utile en tout cas pour découvrir le beau et le bien; mais poursuivie dans un autre but, elle est inutile.
Il le semble, approuva-t-il.
Je pense, repris-je, que si l’étude de toutes les sciences
531d que nous venons de parcourir (508) aboutit à la découverte des rapports et de la parenté qu’elles ont entre elles, et montre la nature du lien qui les unit, cette étude nous aidera à atteindre le but que nous nous proposons, et notre peine ne sera point perdue; sinon, nous aurons peiné sans profit.
J’en augure de même; mais tu parles là d’un bien long travail, Socrate.
Veux-tu dire le travail du prélude, ou quel autre? Ne savons-nous que toutes ces études ne sont que le prélude de l’air même qu’il faut apprendre? Car certes, les habiles
531e en ces sciences ne sont pas, à ton avis, des dialecticiens.
Non, par Zeus! dit-il, à l’exception d’un très petit hombre parmi ceux que j’ai rencontrés.
Mais, demandai-je, crois-tu que des gens qui ne sont pas capables de donner ou d’entendre raison puissent jamais connaître ce que nous disons qu’il faut savoir?
Je ne le crois pas non plus, répondit-il.
Eh bien ! Glaucon, repris-je, n’est-ce pas enfin cet air
532 même que la dialectique exécute? Il est intelligible, mais la puissance de la vue l’imite, qui, nous l’avons dit, essaie d’abord de regarder les êtres vivants, puis les astres, et enfin le soleil lui-même. Ainsi lorsqu’un homme essaie, par la dialectique, sans l’aide d’aucun sens, mais au moyen de la raison, d’atteindre à l’essence de chaque chose, et qu’il ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la seule intelligence l’essence du bien, il parvient au terme 532b de l’intelligible, comme l’autre, tout à l’heure, parvenait au terme du visible.
Assurément.
Mais quoi? n’est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique?
Sans doute.
Rappelle-toi, poursuivis-je, l’homme de la caverne : sa délivrance des chaînes, sa conversion des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette, sa montée du souterrain vers le soleil, et là, l’impuissance où il est encore de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, qui l’oblige à contempler dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres
532c réels, mais non plus les ombres projetées par une lumière qui, comparée avec le soleil, n’est elle-même qu’une image – voilà précisément les effets de l’étude des sciences que nous venons de parcourir : elle élève la partie la plus noble de l’âme jusqu’à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l’heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps s’élever à la contemplation de ce qu’il y a de plus lumineux dans le monde matériel et visible.
532d Je l’admets ainsi, dit-il, quoique assurément ce me semble difficile à admettre; mais, d’un autre côté, ce me semble, aussi, difficile à rejeter. Cependant – comme il s’agit de choses dont nous n’avons pas à nous entretenir aujourd’hui seulement, mais sur lesquelles il nous faudra revenir plusieurs fois – supposons qu’il en est comme tu dis, passons à l’air lui-même, et étudions-le de la même façon que le prélude. Dis-nous donc quel est le caractère 532e de la puissance dialectique, en combien d’espèces elle se divise, et quels sont les chemins qu’elle suit (509); car ces chemins conduisent, apparemment, à un point où le voyageur trouve le repos des fatigues de la route et le terme de sa course.
Tu ne serais plus, mon cher Glaucon, capable de me
533 suivre – car, pour moi, la bonne volonté ne me ferait nullement défaut; seulement ce ne serait plus l’image de ce dont nous parlons que tu verrais, mais la réalité elle-même, ou du moins telle qu’elle m’apparaît. Qu’elle soit vraiment telle ou non, ce n’est pas le moment de l’affirmer, mais qu’il existe quelque chose d’approchant, on peut l’assurer n’est-ce pas?
Certes !
Et aussi que la puissance dialectique peut seule le découvrir à un esprit versé dans les sciences que nous venons de parcourir, mais que, par toute autre voie, c’est impossible.
Cela aussi mérite d’être affirmé.
533b Au moins, repris-je, il est un point que personne ne nous contestera (510) : c’est qu’il existe une autre méthode (en dehors de celles que nous venons de parcourir (511) qui essaie de saisir scientifiquement l’essence de chaque chose. La plupart des arts ne s’occupent que des désirs des hommes et de leurs goûts, et sont tout entiers tournés vers la production et la fabrication, ou l’entretien des objets naturels et fabriqués. Quant à ceux qui font exception, et qui, avons-nous dit, saisissent quelque chose 533c de l’essence – la géométrie et les arts qui viennent à sa suite – nous voyons qu’ils ne connaissent l’être qu’en songe, et qu’il leur sera impossible d’en avoir une vision réelle tant qu’ils considéreront les hypothèses dont ils se servent comme intangibles, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand on prend pour principe une chose que l’on ne connaît pas, et que l’on compose les conclusions et les propositions intermédiaires d’éléments inconnus, le moyen que pareil accord fasse jamais une science?
Il n’en est aucun, répondit-il.
La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire
533d peu à peu l’oeil de l’âme de la fange grossière où il est plongé (512) et l’élève vers la région supérieure, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette conversion les arts que nous avons énumérés. Nous leur avons donné à plusieurs reprises le nom de sciences pour nous conformer à l’usage; mais ils devraient porter un autre nom, qui impliquerait plus de clarté que celui d’opinion, et plus d’obscurité que celui de science – nous nous sommes servis quelque part, plus haut (513), de celui de connaissance discursive. Mais il ne s’agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner 533e des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposées.
Certes non ! dit-il (514).
Il suffira donc, repris-je, comme précédemment, d’appeler science la première division de la connaissance, pensée discursive la seconde, foi la troisième, et imagination
534 la quatrième; de comprendre ces deux dernières sous le nom d’opinion, et les deux premières sous celui d’intelligence, l’opinion ayant pour objet la génération, et l’intelligence l’essence; et d’ajouter que ce qu’est l’essence par rapport à la génération, l’intelligence l’est par rapport à l’opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l’imagination (515). Quant à la correspondance des objets auxquels s’appliquent ces relations, et à la division en deux de chaque sphère, celle de l’opinion et celle de l’intelligible, laissons cela, Glaucon, afin de ne pas nous jeter dans des discussions beaucoup plus longues que celles dont nous sommes sortis.
534b Pour ma part, j’adhère à ce que tu as dit, dans la mesure où je suis capable de te suivre.
Appelles-tu aussi dialecticien celui qui rend raison de l’essence de chaque chose? et celui qui ne le peut faire, ne diras-tu pas qu’il a d’autant moins l’intelligence d’une chose qu’il est plus incapable d’en rendre raison à lui-même et aux autres?
Comment pourrais-je refuser de le dire?
Il en est de même du bien. Qu’un homme ne puisse, en la séparant de toutes les autres, définir l’idée du bien, et,
534c comme dans un combat, se frayer un passage à travers toutes les objections, ayant à coeur de fonder ses preuves non sur l’apparence, mais sur l’essence; qu’il ne puisse avancer à travers tous ces obstacles par la force d’une logique infaillible : ne diras-tu pas d’un tel homme qu’il ne connaît ni le bien en soi, ni aucun autre bien, mais que, s’il saisit quelque fantôme du bien, c’est par l’opinion et non par la science qu’il le saisit, qu’il passe sa vie présente en état de rêve et de somnolence, et qu’avant 534d de s’éveiller ici-bas il ira chez Hadès dormir de son dernier sommeil?
Par Zeus ! je dirai tout cela, et avec force.
Mais si un jour tu devais élever effectivement ces enfants, que tu élèves et que tu formes en imagination, tu ne leur permettrais pas, je pense, s’ils étaient dépourvus de raison, comme les lignes irrationnelles (516), de gouverner la cité et de trancher les plus importantes questions?
Non, en effet, dit-il.
Tu leur prescriras donc de s’appliquer particulièrement à recevoir cette éducation qui doit les rendre capables d’interroger et de répondre de la manière la plus savante possible.
534e Je le leur prescrirai, dit-il, de concert avec toi.
Ainsi, repris-je, tu crois que la dialectique est en quelque sorte le couronnement suprême de nos études, qu’il n’en est point d’autre qu’on soit en droit de placer au-dessus, et qu’enfin nous en avons fini avec les sciences
535 qu’il faut apprendre.
Oui, répondit-il.
Il te reste maintenant à régler quels sont ceux à qui nous ferons part de ces études, et de quelle manière.
Évidemment.
Te rappelles-tu le premier choix que nous avons fait des chefs (517), et quels sont ceux que nous avons élus?
Comment non? dit-il.
Eh bien ! sois assuré qu’il faut choisir des hommes de même nature, c’est-à-dire qu’il faut préférer les plus fermes, les plus courageux, et autant qu’il se peut, les plus beaux. En outre, il faut chercher non seulement
535b des caractères nobles et forts, mais encore des dispositions appropriées à l’éducation que nous voulons leur donner.
Précise quelles sont ces dispositions.
Il leur faut, bienheureux ami, de la pénétration pour les sciences et de la facilité à apprendre; car l’âme se rebute bien plutôt dans les fortes études que dans les exercices gymnastiques : la peine lui est plus sensible parce qu’elle n’est que pour elle seule, et que le corps ne la partage point.
C’est vrai, dit-il.
Il faut donc que l’homme que nous cherchons ait de la mémoire, une constance inébranlable, et l’amour de
535c toute espèce de travail. Autrement crois-tu qu’il consentirait à s’imposer, en plus des travaux du corps, tant d’études et d’exercices?
Il n’y consentira, répondit-il, que s’il est heureusement doué sous tous les rapports.
La faute que l’on commet aujourd’hui, repris-je, et qui est cause du mépris qui retombe sur la philosophie, tient, comme nous l’avons dit précédemment, à ce que l’on s’adonne à cette étude sans en être digne; en effet, il ne faudrait point que l’abordent des talents bâtards, mais seulement des talents authentiques.
Comment l’entends-tu? demanda-t-il.
D’abord, celui qui veut s’y appliquer ne doit pas être
535d boiteux dans son amour pour le travail, c’est-à-dire laborieux pour une moitié de la tâche, et paresseux pour l’autre, ce qui est le cas de l’homme qui aime la gymnastique, la chasse, et se livre avec zèle à tous les travaux corporels, mais n’a par ailleurs aucun goût pour l’étude, la conversation, la recherche, et déteste tout travail de ce genre. Est boiteux aussi celui dont l’amour pour le travail se porte du côté opposé.
Rien n’est plus vrai.
Et de même, par rapport à la vérité, ne regarderons-nous
535e pas comme estropiée l’âme qui, haïssant le mensonge volontaire et ne pouvant le souffrir sans répugnance en elle-même, ni sans indignation chez les autres, admet aisément le mensonge involontaire, et qui, prise en flagrant délit d’ignorance ne s’indigne point contre elle-même, mais se vautre dans cette ignorance comme un pourceau dans la fange (518).
536 Si fait, dit-il.
Et relativement à la tempérance, poursuivis-je, au courage, à la grandeur d’âme et à toutes les parties de la vertu, il ne faut pas mettre moins d’attention à discerner le sujet bâtard du sujet bien né. Faute de savoir les distinguer, les particuliers et les États ne s’aperçoivent pas qu’ils prennent – chaque fois qu’il leur arrive d’avoir recours à des offices de ce genre – ceux-là comme amis, ceux-ci comme chefs, des gens boiteux et bâtards.
Ce n’est que trop ordinaire.
Prenons donc soigneusement nos précautions contre
536b toutes ces erreurs. Si nous n’appliquons à des études et à des exercices de cette importance que des hommes bien conformés de corps et d’âme, la justice elle-même n’aura aucun reproche à nous faire, et nous maintiendrons l’État et la constitution; mais si nous appliquons à ces travaux des sujets indignes, c’est le contraire qui arrivera, et nous couvrirons la philosophie d’un ridicule encore plus grand.
Ce serait vraiment honteux, dit-il.
Sans doute, mais il me semble qu’en ce moment moi aussi je me rends ridicule (519).
En quoi? demanda-t-il.
J’oubliais que nous nous livrons à un simple jeu, et
536c j’ai un peu trop élevé le ton. Mais en parlant, j’ai jeté les yeux sur la philosophie, et, la voyant bafouée d’une manière indigne, je crois que je me suis emporté, presque mis en colère, et que j’ai parlé contre les coupables avec trop de vivacité.
Non, par Zeus ! dit-il, ce n’est pas l’avis de ton auditeur.
Mais c’est celui de l’orateur, répliquai-je. Quoiqu’il en soit, n’oublions pas que, dans notre premier choix, nous avons élu des vieillards, et qu’ici ce ne sera pas possible; car il ne faut pas croire Solon (520) lorsqu’il dit
536d qu’un vieillard peut apprendre beaucoup de choses : il est moins capable d’apprendre que de courir; les grands et les multiples travaux sont l’affaire des jeunes gens.
Nécessairement.
L’arithmétique, la géométrie, et toutes les sciences qui doivent servir de préparation à la dialectique, seront donc enseignées à nos élèves dès l’enfance, mais cet enseignement sera donné sous une forme exempte de contrainte (521).
Pourquoi donc?
Parce que l’homme libre ne doit rien apprendre en
536e esclave; en effet, que les exercices corporels soient pratiqués par contrainte, le corps ne s’en trouve pas plus mal, mais les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent point.
C’est vrai.
Ainsi donc, excellent homme, n’use pas de violence dans l’éducation des enfants, mais fais en sorte qu’ils
537 s’instruisent en jouant : tu pourras par là mieux discerner les dispositions naturelles de chacun.
Ces propos sont raisonnables.
Te souviens-tu, demandai-je, de ce que nous avons dit plus haut : qu’il fallait conduire les enfants à la guerre sur des chevaux, en spectateurs, et, lorsqu’on le pourrait sans danger, les approcher de la mêlée et leur faire goûter le sang, comme aux jeunes chiens?
Je m’en souviens, répondit-il.
Dans tous ces travaux, repris-je, ces études et ces alarmes, celui qui se montrera constamment le plus agile, tu le mettras dans un groupe à part.
537b A quel âge?
Quand ils quitteront le cours obligatoire d’exercices gymniques; car ce temps d’exercices, qui sera de deux à trois années (522), ne pourra être employé à autre chose, la fatigue et le sommeil étant ennemis de l’étude; d’ailleurs, l’une des épreuves, et non la moindre, consistera à observer comment chacun se comporte dans les exercices gymniques.
Certainement, dit-il.
Après ce temps, ceux que l’on aura choisis parmi les jeunes gens parvenus à leur vingtième année obtiendront des distinctions plus honorables que les autres, et on
537c leur présentera réunies ensemble les sciences qu’ils ont étudiées sans ordre dans leur enfance, afin qu’ils embrassent d’un coup d’oeil les rapports de ces sciences entre elles et à la nature de l’être.
Seule en effet, dit-il, une telle connaissance se fixe solidement dans l’âme où elle entre.
Elle offre aussi un excellent moyen de distinguer l’esprit propre à la dialectique de celui qui ne l’est pas : l’esprit synoptique est dialecticien, les autres ne le sont pas.
Je suis de ton avis.
C’est donc une chose qu’il te faudra examiner, repris-je,
537d et ceux qui, avec les meilleures dispositions en ce sens, seront solides dans les sciences, solides à la guerre, et dans les autres travaux prescrits par la loi, ceux-là, quand ils finiront leur trentième année, tu les tireras du nombre des jeunes gens déjà choisis pour leur accorder de plus grands honneurs, et rechercher, en les éprouvant par la dialectique, quels sont ceux qui, sans l’aide des yeux ni d’aucun autre sens, peuvent s’élever jusqu’à l’être même, par la seule force de la vérité; et c’est là une tâche qui réclame beaucoup d’attention, mon camarade.
Pourquoi? demanda-t-il.
Ne remarques-tu pas, répondis-je, le mal qui atteint
537e la dialectique de nos jours, et les progrès qu’il fait (523)?
Quel mal?
Ceux qui s’y livrent, dis-je, sont pleins de désordre.
C’est bien vrai.
Mais crois-tu qu’il y ait là quelque chose de surprenant, et ne les excuses-tu pas?
Par où sont-ils excusables?
Ils sont dans le cas, expliquai-je, d’un enfant supposé qui, élevé au sein des richesses, dans une nombreuse et
538 noble famille, au milieu d’une foule de flatteurs, s’apercevrait, étant devenu homme, qu’il n’est pas le fils de ceux qui se disent ses parents, sans pouvoir retrouver ses parents véritables. Peux-tu deviner les sentiments qu’il éprouverait à l’égard de ses flatteurs et de ses prétendus parents, avant qu’il eût connaissance de sa supposition, et après qu’il en serait instruit? Ou veux-tu écouter ma prédiction là-dessus?
Je veux bien, dit-il.
Je prévois donc qu’il aura d’abord plus de respect pour son père, sa mère et ses parents supposés que pour
538b ses flatteurs, qu’il les négligera moins s’ils se trouvent dans le besoin, qu’il sera moins disposé à leur manquer en paroles et en actions, qu’il leur désobéira moins, sur l’essentiel, qu’à ses flatteurs, aussi longtemps qu’il ignorera la vérité.
C’est probable, dit-il.
Mais quand il connaîtra la vérité, je prévois que son respect et ses attentions diminueront pour ses parents et augmenteront pour ses flatteurs, qu’il obéira à ces derniers bien mieux qu’auparavant, réglera sa conduite d’après leurs conseils, et vivra ouvertement en leur
538c compagnie, tandis que de son père et de ses parents supposés il ne se souciera nullement, à moins qu’il ne soit d’un très bon naturel.
Tout se passera comme tu dis; mais comment cette comparaison s’applique-t-elle à ceux qui se livrent à la dialectique?
Voici. Nous avons dès l’enfance des maximes sur la justice et l’honnêteté : nous avons été formés par elles comme par des parents; nous leur obéissons et nous les respectons.
En effet.
538d Or il y a, opposées à ces maximes, des pratiques séduisantes qui flattent notre âme et l’attirent à elles, mais ne persuadent pas les hommes tant soit peu sages, lesquels honorent les maximes paternelles et leur obéissent.
C’est vrai.

Eh bien ! qu’on vienne demander à un homme ainsi disposé : qu’est-ce que l’honnête? Quand il aura répondu ce qu’il a appris du législateur, qu’on le réfute à plusieurs reprises et de plusieurs manières, qu’on le réduise à penser 538e que ce qu’il tient pour tel n’est pas plus honnête que déshonnête; qu’on en fasse autant pour le juste, le bon, et tous les principes qu’il honore le plus; après cela, comment, dis-moi, se comportera-t-il à leur égard sous le rapport du respect et de la soumission?
Nécessairement, il ne les respectera ni ne leur obéira plus de la même manière (524).
Mais, repris-je, quand il ne croira plus, comme auparavant, que ces principes soient dignes de respect et apparentés à son âme, sans avoir cependant découvert les
539 vrais principes, se peut-il qu’il en vienne à un autre genre de vie que celui qui le flatte?
Non, cela ne se peut, répondit-il.
On le verra donc, je pense, devenir rebelle aux lois, de soumis qu’il était.
Nécessairement.
Dès lors, il n’y a rien que de naturel dans ee qui arrive aux personnes qui s’appliquent ainsi à la dialectique, et comme je le disais tout à l’heure, elles méritent qu’on leur pardonne.
Et qu’on les plaigne, ajouta-t-il.
Afin de ne pas exposer à cette pitié tes hommes de trente ans, ne faut-il pas prendre toutes les précautions possibles avant de les appliquer à la dialectique?
Si, certes, dit-il.
Or, n’est-ce pas une importante précaution de les empêcher de goûter à la dialectique tant qu’ils sont jeunes?
539b Tu as dû remarquer, je pense, que les adolescents, lorsqu’ils ont une fois goûté à la dialectique, en abusent et en font un jeu, qu’ils s’en servent pour contredire sans cesse, et qu’imitant ceux qui les réfutent, ils réfutent les autres à leur tour, et prennent plaisir, comme de jeunes chiens, à tirailler et à déchirer par le raisonnement tous ceux qui les approchent (525).
Oui, ils y prennent un merveilleux plaisir.
Après avoir maintes fois réfuté les autres, et été maintes fois réfutés eux-mêmes, ils en arrivent vite à ne plus
539c rien croire du tout de ce qu’ils croyaient auparavant; et par là eux-mêmes et la philosophie tout entière se trouvent discrédités dans l’opinion publique.
Rien de plus vrai.
Mais un homme plus âgé ne voudra point tomber dans une pareille manie; il imitera celui qui veut discuter et rechercher la vérité plutôt que celui qui s’amuse et contredit pour le plaisir; il sera lui-même plus mesuré et
539d rendra la profession philosophique plus honorable au lieu de la rabaisser.
C’est exact, dit-il.
Et n’était-ce pas le même esprit de précaution qui nous faisait dire précédemment qu’on ne devait admettre aux exercices de la dialectique que des naturels ordonnés et fermes, et qu’il ne fallait pas, comme aujourd’hui, en laisser approcher le premier venu, qui n’y apporte aucune disposition.
Si, répondit-il.
Donc, l’étude de la dialectique, si l’on s’y livre sans relâche et avec ardeur, à l’exclusion de tout autre travail, comme on faisait pour les exercices du corps, ne demandera guère que le double des années consacrées à ceux-ci.
Veux-tu dire six ou quatre ans? demanda-t-il.
539e Peu importe, dis-je, mets cinq ans. Après quoi tu les feras de nouveau descendre dans la caverne, et tu les obligeras à remplir les emplois militaires et toutes les fonctions propres aux jeunes gens, afin que, pour ce qui est de l’expérience, ils ne soient pas en retard sur les autres. Et tu les éprouveras dans l’exercice de ces fonctions pour voir si, tirés de tous côtés par la tentation, 540 ils restent fermes ou se laissent ébranler.
Et quel temps fixes-tu pour cela?
Quinze ans, répondis-je. Et lorsqu’ils auront atteint l’âge de cinquante ans (526), ceux qui seront sortis sains et saufs de ces épreuves, et se seront distingués en tout et de toute manière, dans leur conduite et dans les sciences, devront être menés au terme, et contraints d’élever la partie brillante de leur âme vers l’être qui dispense la lumière à toutes choses; et quand ils auront contemplé le bien en soi, ils s’en serviront comme d’un modèle
540b pour régler la cité, les particuliers et leur propre personne, chacun à son tour, pendant le reste de leur vie; ils passeront la plus grande partie de leur temps dans l’étude de la philosophie, mais quand leur tour viendra, ils accepteront de peiner aux tâches d’administration et de gouvernement par amour pour la cité, y voyant non pas une noble occupation, mais un devoir indispensable; et ainsi, après avoir formé sans cesse des hommes qui leur ressemblent, pour leur laisser la garde de l’État, ils iront habiter les îles des Bienheureux. La cité leur consacrera des 540c monuments et des sacrifices publics, à titre de démons, si la Pythie le permet, sinon, à titre d’âmes bienheureuses et divines.
Ils sont tout à fait beaux, Socrate, s’écria-t-il, les gouvernants que tu viens de façonner comme un sculpteur !
Et les gouvernantes aussi, Glaucon, ajoutai-je; car ne crois pas que ce que j’ai dit s’applique aux hommes plutôt qu’aux femmes – j’entends à celles qui auront des aptitudes naturelles suffisantes.
Tu as raison, avoua-t-il, si tout doit être égal et commun entre elles et les hommes, comme nous l’avons établi (527).
540d Eh bien ! repris-je, m’accordez-vous maintenant que nos projets concernant l’État et la constitution ne sont pas de simples souhaits; que la réalisation en est difficile, mais possible d’une certaine manière, et non pas autrement qu’il a été dit, à savoir lorsque les vrais philosophes – soit plusieurs soit un seul (528) – devenus les maîtres d’un État, mépriseront les honneurs qu’on recherche aujourd’hui, les considérant comme indignes d’un homme libre et dépourvus de toute valeur, feront au contraire le plus grand cas du devoir et des honneurs qui en sont la récompense et, regardant la justice comme 540e la chose la plus importante et la plus nécessaire, la servant et travaillant à son développement, organiseront leur cité conformément à ses lois?
Comment? demanda-t-il.
Tous ceux, répondis-je, qui dans la cité auront dépassé l’âge de dix ans, ils les relégueront aux champs, et, ayant
541 soustrait les enfants à l’influence des moeurs actuelles, qui sont celles des parents, ils les élèveront selon leurs propres moeurs et leurs propres principes, qui sont ceux que nous avons exposés tout à l’heure. Ne sera-ce pas le moyen le plus rapide et le plus aisé (529) d’établir un État doté de la constitution dont nous avons parlé, de le rendre heureux, et d’assurer les plus grands avantages au peuple chez lequel il se sera formé?
Si, certainement; et il me semble, Socrate, que tu as b bien montré comment il se réalisera, s’il doit un jour se réaliser.
N’en avons-nous pas dit assez sur cet État et sur l’homme qui lui ressemble? Il est en effet facile de voir quel doit être cet homme selon nos principes.
Oui, approuva-t-il, et comme tu dis ce sujet me paraît épuisé (530).

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