EMMANUEL JONATHAN LOWE… MÉTAPHYSICIEN

Jour maussade pour la métaphysique : La mort d’E.J. LOWE (5/01/2014)
1 septembre 2015
Première publication, janvier 2014 (révisée août 2015)
Au début des années 2000, Frédéric Nef, qui venait de traduire un texte de l’anglais, m’invita à le lire, me prédisant qu’il ferait – dixit – « tomber l’écaille de mes yeux ». C’était un article de Jonathan Lowe qui devait bientôt être publié dans un numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale en hommage à David Lewis qui venait de mourir. Il y a quelques jours, le 5 janvier, c’est le professeur E.J. Lowe qui est mort.
L’article intitulé « La connaissance métaphysique » déclarait sans façon que « la métaphysique devait être faite directement ». L’auteur ne se demandait pas comment la métaphysique était encore possible ou s’il nous fallait l’exhumer ou l’habiller de neuf ? Non, il réclamait toute notre attention pour cette « plante fragile » qu’est la métaphysique contemporaine afin de la protéger contre le « danger de revenir au type dégénéré propagé par l’héritage moderniste ». L’article roboratif n’étranglait ainsi pas la possibilité de la métaphysique sur la structure de la pensée mais l’ouvrait à l’étude des choses elles-mêmes, à la poursuite d’une vérité indivisible ; autrement dit, l’auteur nous demandait de contempler le monde, ou la réalité, à la façon d’un tout et d’en considérer l’ultime structure. C’était là, la continuation du point de vue traditionnel que l’on donne à la métaphysique au sein duquel la pensée n’était plus ce voile qui nous sépare du monde mais au contraire ce qui nous permet de l’atteindre.
C’est vrai que Jonathan Lowe restera dans notre mémoire comme un philosophe qui défend sans ciller une conception réaliste de la métaphysique comme discipline autonome. Partant du sens commun, la métaphysique, pour Lowe doit aussi demeurer ouverte à la science. Attention, partir du sens commun ne signifie pas, ici, s’y abandonner (il peut être révisé voire certains aspects abandonnés) ; pas plus que l’ouverture à la science ne veut dire « scientisme » (la science n’est pas en mesure de nous faire connaître la totalité des choses). Le chemin métaphysique est donc à la fois long, difficile et subtil, et les solutions métaphysiques ne peuvent pas prendre de raccourcis pas plus qu’elles ne peuvent se contenter de résultats partiels.
La puissance de travail de Jonathan Lowe lui a permit de produire près d’une douzaine de livres et plus de 200 articles. Au-delà de l’aide précieuse en métaphysique que constitue chacune de ses contributions pour les étudiants et les professeurs de philosophie, il défendit nombre de positions qui réinstallent à la fois un cadre ontologique, pour accueillir les « choses » et les « entités », qui ne soit pas complètement éloigné ou coupé du sens commun. Discutant ferme les thèses concurrentes qui, elles-aussi, cherchent à construire un cadre ontologique, il se démarque à la fois des tropistes dont le mode d’individuation des tropes demeure pour lui énigmatique mais aussi des universalistes à la David Armstrong. Se rapprochant des positions de C.B. Martin et de John Heil, il s’en écarte cependant par son engagement en faveur des universaux qu’il déploie dans ce qu’il nomme le « carré ontologique »[1]. Il propose ainsi un cadre exhaustif et très cohérent d’entités composé de particuliers (des objets et des modes) et d’universaux (des types et des attributs) connectés par trois relations, l’instanciation, l’exemplification, la caractérisation.
En philosophie de l’esprit, Lowe soutient une série de positions qui se construit autour d’un principe, pour lui non négociable, à savoir que l’agent ou la personne ne peut pas être identifié à un corps organique ou à une partie de ce corps (le cerveau par exemple). A partir de là, il est amené à soutenir un dualisme de la substance non orthodoxe – car non cartésien – au sein duquel l’agent possède ses propres pouvoirs, celui de causer des événements. Son livre Personal Agency expose clairement ses arguments dans lequel on retrouve la ligne directrice qui guide toute sa recherche : l’attention au sens commun et la compatibilité scientifique. Ainsi, il défend une série de thèses qui donne à l’agent libre d’exercer sa volonté une place spéciale dans la nature : celui d’initier de nouvelles chaînes causales. Pour cela, il examine les thèses physicalistes, discute de la pertinence du principe de clôture causale et donne au « moi », via son dualisme « naturaliste », une puissance substantielle. Le livre est méthodique et cohérent, et bien que l’on puisse vouloir résister aux raisons de ses conclusions[2], tous ses arguments visent à la consistance avec les faits empiriques. Et c’est ainsi que, bien au-delà des divergences argumentatives, Jonathan Lowe est ce grand « professeur » en métaphysique.

Mais les écrits du métaphysicien de Durham ne se cantonnent pas exclusivement à la construction d’un cadre ontologique fondamental où à la philosophie de l’esprit. Son travail est le reflet constant d’un double intérêt très homogène pour, à la fois, l’agencement d’un système général des catégories et l’enquête minutieuse en direction des différents types d’entités actuelles et possibles. Son œuvre traite, en effet, d’une grande variété de thèmes : l’identité, l’essentialisme, la causalité, l’action, l’événement, les mondes possibles, l’espace et le temps… et tout dernièrement la logique[3] – le tout exprimé au moyen d’une prose qui évite autant que possible l’excessive technicité qui ne rend pas toujours service à l’argument. Cette compétence remarquable, est à mes yeux (dont je ne sais Frédéric si toutes les écailles sont tombées !) le signe d’une pensée exigeante et calme, qui, ayant pris racine chez Aristote et Locke, ne s’est jamais laissé distraire par des considérations de surface.
En Français peu ou pas d’articles ni d’ouvrages traduits. Néanmoins quelques exceptions remarquables :
« La connaissance métaphysique », trad. Française de Frédéric Nef, dans la Revue de métaphysique et de Morale, n° 36, PUF, 2002.
« Lois et dispositions », trad. Française de Jean-Maurice Monnoyer, dans La structure du monde, objets, propriétés, états de choses, J-M. Monnoyer (éd.), Vrin, 2004.
« La métaphysique comme science de l’essence », trad. Française de Roger Pouivet, dans Métaphysique contemporaine, textes clefs, réunis par E. Garcia et F. Nef, Vrin, 2007.
Références
[1] The Four Category Ontology, Oxford 2006.
[2] Ce que je fais dans les arguments développés dans Le corps et l’esprit, Vrin 2013, en soutenant une identité des instances de propriétés mentales et physiques.
[3] Forms of Thought, A Study in Philosophical Logic, Cambridge University Press, 2013.